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Trois jours dans un refuge pour personnes en situation d’itinérance positives à la COVID-19

Récit d’un bénévolat au cœur de la crise.

Par
Jean Bourbeau
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Jour 1

« Un homme est mort de froid hier soir » est la première chose que j’entends en entrant dans le bureau des superviseurs de l’hôtel Chrome. J’enlève mes lunettes de ski obstruées par le gel. Le thermomètre à l’extérieur affiche -35 degrés.

Avant de quitter son poste, le Dr Arruda annonçait comme chant du cygne que le froid était plus préoccupant que le virus : « Les consignes de distanciation en lien avec la COVID-19 ne sauraient prévaloir sur la vie humaine ». Les centres d’hébergement sont alors tenus de revenir à une capacité prépandémique malgré l’explosion des cas dus au variant Omicron.

Depuis le 29 décembre dernier, l’hôtel situé sur le boulevard René-Lévesque est transformé en refuge exclusif pour les personnes en situation d’itinérance ayant contracté le fléau.

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Un plan de travail est écrit au feutre sur le miroir de la chambre. Les deux intervenantes qui m’accueillent dans ce war room improvisé ne savent plus où donner de la tête et la journée ne fait que commencer. « Mon garçon est placé chez ma mère depuis la fin de l’année », lance l’une d’elles entre deux téléphones.

On me fait faire un tour rapide des installations. Du troisième au huitième étage, les chambres affichent complet. Cent onze lits. Il n’y a pas de zones vertes ou jaunes. Que du rouge. On y entre accoutré d’un équipement de protection individuelle (EPI) complet : jaquette, gants, N95 et visière. C’est ici que je vais travailler comme intervenant bénévole pour les prochains jours.

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« Bernard, tu as déjà eu tes cigarettes », répond doucement une collègue. Le matin, c’est le rush de nicotine. J’emballe en vitesse des sachets individuels de sept Pall Mall. « Y’a pu de café, boss », interpelle un chambreur. Je balance le marc dans un bain en mode débrouille. Le drain se bouche. Personne ne s’en offusquera.

J’essaie de m’acclimater au nouvel environnement en donnant un coup de main comme je peux. Je passe le balai dans une chambre qu’un occupant vient de laisser dans un désordre impossible. On m’arrête pour des médicaments, des repas, plus de cigarettes. Un homme me montre ses blessures aux jambes infligées par le froid durant le temps des Fêtes.

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« Donne-moi donc une autre bière », « Tabarnak, y’a un dégât d’eau dans ma chambre, le bol a refoulé, il me faudrait un pompeux ». 310 n’a plus de chauffage depuis hier. Deux jeunes demandent leur méthadone. 402 a des poux. « J’ai perdu mon weed pis ma salopette de neige », « J’peux-tu aller pisser? », me demande l’homme à la toilette bouchée. « I need to get the fuck out of here, my girlfriend is all by herself at Versailles! » J’essaie de réparer un micro-ondes en habit tchernobylesque. De faire marcher une télé.

La relationniste de presse de Québec solidaire m’appelle : « Manon passerait, on m’a donné ton numéro. » Je ne sais pas quoi lui répondre. Je suis en train de vadrouiller un tapis couvert de vomi séché.

Un homme titube pieds nus dans le couloir mal éclairé. Plus près, un colosse au style motard veut en venir aux coups avec un gardien de sécurité d’à peine vingt ans. Je me place entre les deux pour éviter une bagarre.

Ça fait même pas deux heures que je suis là.

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Un jeune au visage tatoué referme en sacrant l’un des deux frigidaires aménagés en plein couloir. Le jus et le lait sont des denrées rares. Plusieurs occupants pas trop lève-tôt grognent d’avoir manqué la fraîcheur du déjeuner. Il reste du pain tranché, des pommes et des poires un peu fanées. Les intervenant.e.s font ce qu’ils peuvent, souvent des miracles, avec ce qu’ils et elles ont sous la main. Les grille-pains ont été retirés à cause du froid. Les prises électriques sautent sans arrêt. Les pompiers seraient déjà venus deux fois cette semaine.

Avec mes collègues, on ignore quand le lunch arrivera à l’étage pour les occupant.e.s, la seule chose que l’on a, c’est des canettes de Budweiser. « C’est la déchéance. On manque de toute, sauf de bières », me dit un intervenant d’un calme rassurant. Les occupant.e.s ont droit à un nombre assigné au terme d’une évaluation de leur dépendance par leur dernier centre d’hébergement. De quelques-unes à une douzaine dans certains cas plus lourds. Au rythme d’une canette par heure. Dès 8 h le matin, on se transforme en bartender.

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À l’hôtel, chacun.e débarque avec son baluchon rempli de petits et grands malheurs. Dans leurs fiches, plusieurs présentent des dépendances qu’ils et elles peuvent difficilement assouvir ici. Crack, cristal, héroïne. « Check mon nez, j’me suis fait attaquer dehors en allant chercher du stock. » Un homme supplie qu’on le laisse partir. Ses bras sont criblés de trous d’injection. La rue et ses gouffres.

Mon rôle premier, aussi flou soit-il, est de rendre service, autant que possible, aux occupant.e.s. S’ils ou elles ont besoin de shampoing, de rasoirs, de vêtements et de draps propres, je suis là. On offre aussi des bas neufs, une grandeur pour tout le monde. J’offre une entaille au ciseau pour les grandes pointures.

Mais d’autres ont besoin d’un avocat, d’une opération, de chimio.

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À l’heure du break, je reprends mon souffle en mangeant mon lunch silencieusement avec une cuillère en plastique sur un lit queen sans drap. Pas l’endroit pour faire des manières.

La plupart des collègues auxquels je me réfère sont aussi à leur première ou seconde journée. La majorité d’entre eux sont issus du milieu social et communautaire. Ils et elles font des doubles, cumulent les quarts et les heures supplémentaires sans dire un mot. La dévotion des intervenant.e.s se manifeste à tous les instants. On trouve de l’énergie à côtoyer leur patience, leur volonté d’apaiser les blessures de la vie, d’être là pour ceux et celles qui n’ont plus personne.

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Dans la cacophonie étouffée des téléviseurs, des cris, des chicanes et des toux creuses, j’ai l’étrange impression d’avoir tout fait et absolument rien en même temps. Coincé au centre d’une tempête d’impuissance. J’imaginais bien qu’il n’y aurait rien d’ensoleillé.

Mon premier quart terminé, en effet, il y en avait bien peu.

Jour 2

Chaque matinée est un nouveau bal d’arrivées et de départs, sacs poubelles à la main. L’organisation est solide, mais en raison de l’urgence et de la cadence incessante de l’entreprise, tout ne tient qu’à des ficelles. Il manque de tout, mais jamais de cœur.

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Une fois que les occupant.e.s quittent, les cas de vols apparaissent. Un vieil homme malentendant d’une grande vulnérabilité me communique par post-it qu’il s’est fait voler son cellulaire. Je cherche en dessous du lit, je ne trouve que des médicaments et de vieux condoms.

« Mon coloc s’est embarré dans la toilette et hurle sans arrêt. La place est un dépotoir. Moi, j’suis propre. C’est heavy en crisse. J’veux changer d’étage. » Pour les nouveaux arrivants et nouvelles arrivantes, l’hôtel prend parfois des airs de cachot. Certain.e.s avaient des chambres confortables dans différents lieux d’hébergement, avec leurs affaires, leurs habitudes. Plusieurs vivent cette quarantaine comme un séjour en prison pour sans-abri, même si personne n’est enfermé. Leur crime est d’avoir testé positif.

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Certain.e.s se déplacent avec une canne, des béquilles, une chaise roulante, ont des os fracturés, des ecchymoses inquiétantes. Tous ces bobos s’ajoutent à l’incompréhension d’être chamboulé.e.s dans une auberge kafkaesque où poux et punaises font parfois office de colocataires. Ils et elles se sentent loin de leurs proches, de leurs repères et de leurs routines, bref de ce qu’ils connaissent. « J’ai laissé mon furet à la mission, ça me stresse. Qu’est-ce qui va arriver avec? » Beaucoup de questions restent sans réponse.

Des occupant.e.s s’en vont avant la fin de leur quarantaine, d’autres faussent leurs identités pour cacher de mauvais dossiers. Plusieurs se connaissent, d’autres s’évitent.

En entrant dans les demeures temporaires, je réalise qu’il est courant de faire des réserves, d’accumuler pour la revente ou l’échange. « Un gars au quatrième trade ses bières contre des smokes. » Un écosystème inévitable s’est créé. Un petit trafic de beurre d’arachide ou de nourriture molle pour ceux et celles sans dents.

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J’accompagne Luc* jusqu’à sa nouvelle chambre. Il n’a pas dormi depuis deux jours. La place est laissée en catastrophe par le dernier occupant. Il fait connaissance avec son voisin de lit, qui semble grabataire et qui gémit pour communiquer sa souffrance. Je lui apporte un kit d’arrivée avec une serviette en extra pour apaiser le choc, sachant la rareté de l’item. Alors que je pose un regard discret sur la silhouette du nouvel arrivant, maintenant torse nu sur un lit à l’odeur de tabac, l’abîme semble insurmontable. Il me lance : « J’suis dans le trou de cul de l’enfer. » Je passe le balai, ramasse les canettes vides, les os d’ailes de poulet. En quittant, il se murmure le proverbial : « Ça va aller. » L’ironie est totale.

Contrairement à ses acolytes, il n’aura pas à faire la semaine dans ce château irréel. Tout le monde sera relocalisé demain au Stade de soccer de Montréal. Promesse de notre mairesse. Malgré les conditions au Chrome, la nouvelle est accueillie avec scepticisme et bien peu d’enthousiasme.

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On coupe des barres à savon en deux pour palier le manque. Offre des orangeades chaudes et de la crème 35 % pour les céréales du déjeuner. On cherche des ustensiles, reçoit son lot d’insultes nourri par l’impatience du désordre. On fait ce qu’on peut.

Même quand je déploie grand ouvert les rideaux d’une fenêtre, j’ai l’impression que le soleil ne veut pas entrer pour mettre un peu de lumière sur les plaies des résidents. Les trois pelles mécaniques qui piochent toute la journée juste à côté rendent absurdement toute cette scène plus dantesque.

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Je retrouve de vieilles connaissances à mon étonnement. Quand je travaillais comme disquaire, il y avait ces deux sœurs à la voix flûtée qui venaient parfois écouter un disque très précis de René Simard. Elles traînaient toujours des sacs remplis de circulaires comme des feuilles d’automne et avaient la caractéristique particulière d’avoir souvent la moitié du visage couvert de rouge à lèvres. Je les accompagnais, déposais l’aiguille et elles restaient là, à s’échanger les écouteurs et à se laisser baigner par la musique les yeux fermés.

Plusieurs années ont passé et aujourd’hui elle est là, devant moi, dans ce couloir mal éclairé à la tapisserie décollée, les cheveux en bataille avec son fidèle sac de coupures, mais cette fois, perdue sans sa sœur à travers ces ombres aux mille drames.

Et Lucie, que je croisais souvent au même coin du Plateau, les cheveux rasés, seule et en guerre contre le monde. La voici à devoir rentrer dans les rangs de l’attente. La vie ici n’est plus qu’un jeu de patience.

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716, 404, 811; chaque occupant et occupante connaît son numéro de chambre comme une cellule. Gilles erre sur les étages depuis ce matin à la recherche de sa tanière. Il oublie sans cesse son adresse. Je la lui écris sur la main avec un stylo.

Malgré tout le bordel, jamais, dans les méandres de ce gîte de fortune, la grande famille de l’humanité n’a cessé d’être éclairée. Le communautaire est investi de cet idéal universel et indéfectible qui ne s’éteint jamais. Et notre sécurité? « Si on l’a pas encore attrapé [le virus], c’est ici que ça va arriver », évoque un intervenant, entre abnégation et cynisme.

L’équipe côtoyée est habitée d’une volonté inébranlable, mais devant l’ampleur de la situation, un sentiment d’impuissance s’immisce parfois un bref instant dans les regards débordés. On s’accroche et on essaie d’aller du même pas que le vent, mais l’effet d’écrasement est réel dans cette kermesse de la misère.

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Quand la crise s’abat de la sorte, il y a peu de place à la méditation. L’équipe livre un combat logistique de tous les fronts : la gestion des ravitaillements, les précautions, l’embauche, la relocalisation. La liste s’allonge chaque jour. Comme intervenant.e, c’est un cas à la fois qu’on avance.

La profondeur du cœur n’a d’égale ici que l’adversité rencontrée.

Jour 3

Des rumeurs font écho qu’il y aurait eu des altercations la nuit dernière, ce qui expliquerait la liste raccourcie des personnes ayant droit à des bières ce matin. L’exaspération d’un sevrage annoncé conjuguée à cette journée de grande migration engendrent son lot d’anxiété.

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Armé d’une liste, j’entame ma journée avec l’appel protocolaire de ceux et celles pouvant quitter leur période d’isolement. Plusieurs double ou triple vacciné.e.s ont droit à leur congé. Ils et elles retrouveront leurs pavillons d’avant, libres de reconquérir leur intimité perdue, alors que plusieurs sans lieu fixe se dirigent vers l’aréna aménagé dans l’est de l’île.

Plus leur charpente est frêle, plus les bagages qui les accompagnent semblent volumineux. Dans leurs bagages se trouvent les provisions accumulées au cours de leur séjour. Dans le chaos du départ, certain.e.s sont excité.e.s, alors que d’autres en début de quarantaine appréhendent ce stade loin des rues connues du centre-ville. La perspective d’un lieu gigantesque où il sera possible de loger jusqu’à 350 des 500 cas positifs en itinérance depuis début janvier effraie et soulage. « On était pogné icitte juste pour enrichir le boss de l’hôtel », critique un homme, qui me révèle n’avoir jamais su s’accommoder à cette cage trois étoiles qui chaque jour perdait un peu plus de son lustre.

En attendant l’autobus du STM qui le mènera à sa prochaine destination, un homme barbu joue dans la rue un morceau d’harmonica. La musique se faufile toujours dans les moments les plus incertains.

« Les kodaks sont là pour nous filmer comme du bétail », commente Luc, le regard pensif, la tête appuyée à la fenêtre du septième.

En après-midi, je suis mandaté de faire le tour de toutes les chambres de l’hôtel pour m’assurer que personne n’est oublié ou ne s’y est caché. En entrant dans les pièces, je suis confronté à des portes arrachées, des meubles et des lits éventrés. La fureur fait partie des couleurs de l’humanité. Je rassemble les items oubliés pour qu’ils soient rapatriés à leurs propriétaires.

En scannant chambre par chambre, je tombe sur l’étrange cas de la chambre 810. Depuis ma toute récente arrivée, personne n’a, à ma connaissance, logé dans cette chambre. Il vaut peut-être mieux que son histoire demeure inconnue. L’inexplicable se passe parfois de clarifications.

Vers 17 h, j’aide le dernier occupant à quitter sa chambre après une heure de difficiles négociations. Je l’habille, constatant que sa ceinture n’a pas de trou assez récent pour tenir ses pantalons sur la maigreur de ses hanches vieillissantes. Il tient mon bras jusqu’à la porte de l’autobus. Le Chrome est maintenant un lieu désert, sans bruit.

Une page est tournée.

Jour 4

Mon service terminé, on m’invite néanmoins à venir visiter les installations au Stade de soccer de Montréal. En stationnant mon vélo, je remarque quelques canettes de Bud au sol comme des miettes de pain.

Je renfile l’EPI pour entrer dans ce grand lieu silencieux qui n’est habité qu’à une fraction de sa capacité. Je croise des visages familiers. Une légère tension règne dans la file d’attente devant le comptoir des intervenant.e.s. J’essaie de calmer le jeu en évoquant que toute la logistique doit être remaniée.

« J’ai pas vraiment dormi de la nuit. Avec la condition de mon dos, je ne peux rien faire même si j’empile les couvertures », me confesse une jeune femme qui m’a toujours été des plus sympathiques. Les draps à l’effigie de la Croix-Rouge canadienne prodiguent une apparence martiale au paysage.

Les lits tendus ne sont plus aussi moelleux, la proximité avec un nombre élevé de voisin.e.s n’est pas un luxe, une dame dort directement au sol. « On aurait dû mieux se cacher pour rester au Chrome », révèle un homme impatient de retrouver sa liberté.

Mais quand je retrouve Luc, confortablement assis sur une chaise à prendre un bain de soleil, et qu’il s’excuse de son attitude boudeuse lors de notre première rencontre, je réalise que l’espace et la grande lumière de ce nouveau domicile peuvent être bénéfiques pour l’ambiance collective. Malgré le spectre de la COVID qui plane, on respire bien mieux que dans l’étreinte étouffante de l’hôtel. « Mais on peut pu faire venir le pusher, commente-t-il à la blague, y’a des clôtures tout le tour icitte. »

Rien n’est rose en ces temps de crise, même au nord de la 40, mais l’encadrement est fait avec rigueur et l’extraordinaire ardeur des travailleurs et travailleuses communautaires n’est pas près de s’essouffler.

Le périple prend fin pour moi, mais continue courageusement pour des dizaines d’intervenant.e.s à qui je souhaite, comme aux occupant.e.s, de garder la tête hors de l’eau.

L’espoir, même noirci, doit survivre au froid.

* Par souci de confidentialité, les prénoms ont été changé.