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Traverser le Canada le plus vite possible : bienvenue dans l’univers du Cannonball Run
Si vous deviez traverser le Canada coast to coast, de Vancouver à Halifax, combien de temps vous donneriez-vous pour le faire? Trois semaines, pour s’arrêter souvent et savourer les beautés du pays? Une semaine, afin de faire ça vite tout en passant moins de 10 heures par jour dans l’auto?
Ou bien 48 heures, pour battre le record du Cannonball Run Canada?
En 2021, un duo de conducteurs de l’ouest du pays a parcouru cette distance de 5 878 km en 49 heures, 46 minutes et 24 secondes. C’est – probablement – le record de cette discipline méconnue, underground et quelque part casse-gueule qu’est le Cannonball Run.
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(J’écris « probablement » parce que ce record n’est pas homologué et c’est bien possible qu’un temps plus faible ait déjà été enregistré sans être publicisé.)
Plongeons ensemble dans cet univers.
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J’ai un ami qui passe beaucoup de temps sur Reddit et qui me montre sans cesse des recoins inattendus du web. Connaissez-vous les « full scorpions », ces vidéos où des gens se pètent la gueule de manière à ce que les pieds touchent le derrière du crâne? Avez-vous vu cette vidéo d’un gars en rollerblades qui défie les lois du trafic new-yorkais?
Il y a quelques années, ce cher Jean-François m’a parlé du Cannonball Run : des amateurs de chars qui se donnent le défi d’aller de New York à Los Angeles le plus vite possible. En mai 2020, une nouvelle marque a été établie : 25 h 39 min, à une vitesse moyenne de 177 km/h (!), dans une auto déguisée en voiture de police.
Même si les autoroutes étaient moins fréquentées pendant la pandémie, c’est dément (et dangereux) de rouler à ces vitesses; je ne vous apprends rien. Les détenteurs du record, Arne Toman et Doug Tabbutt, disent avoir traversé certains États à plus de 200 km/h et n’avoir jamais dépassé 282 km/h. Voilà qui est presque rassurant. 🙄
Leur manière de ne pas se faire attraper par la police relève du grand art et repose sur un mélange d’observation minutieuse de la route, de radars et même de conducteurs complices qui se font volontairement donner une contravention pour distraire les agents de la route.
Existe-t-il un équivalent au nord de la frontière?, me suis-je alors demandé. La réponse est oui.
Quatre gars et un temps de référence
Au bout du fil, Zaak Robichaud se rappelle la genèse de ce projet un peu fou. « Mon ami Kris [Samraj] était le leader. C’est lui qui a assemblé l’équipe. Notre but était surtout d’être les premiers à le faire [au Canada] », explique-t-il.
En réalité, disons qu’ils étaient les premiers à le faire dans l’ère moderne. Sur son blogue, Kris Samraj raconte l’histoire du Dr Perry Doolittle (aucun lien avec Eddie Murphy), qui a traversé le pays d’est en ouest avant la construction de la Transcanadienne. En 1925, il a mis 38 jours pour relier Halifax et Vancouver en Ford Model T. Il voulait mettre de l’avant l’idée d’une route qui relierait facilement toutes les provinces; celle-ci ne sera pas construite avant sa mort, en 1933, mais on le considère néanmoins comme le père de la Transcanadienne.
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Zaak, Kris et deux autres amis, Ty et Glen, dont l’amitié remonte à leurs jours au Canadian University College de Lacombe, en Alberta, ont donc entrepris cette épopée à l’aube de la quarantaine, à la fois pour l’accomplissement que ça représenterait, mais aussi et surtout pour faire une activité en gang. Boys will be boys.
« C’était une idée stupide pour se retrouver. Et je dis “stupide” avec plein d’amour. » – Zaak Robichaud
« On n’y allait pas tant pour la vitesse, assure Zaak. On était plus comme une personne de l’âge d’or qui s’inscrit à un marathon. » Very Canadian, eh?
Le 16 juillet 2016, au petit matin, leur Volkswagen Passat part du pont Lions Gate, à Vancouver. Ils s’imposent deux conditions importantes : respecter le code de la route (Arne Toman et Doug Tabbutt n’approuveraient peut-être pas, mais moi, ça me rassure) et ne pas sortir du pays (le chemin le plus direct passe par le nord des États-Unis et contourne complètement l’Alberta, la Saskatchewan et la Manitoba).
Au son d’une liste de lecture qui représente le Great White North – et qui incluait J’aurais voulu être un artiste et des morceaux de la Bottine souriante pour la traversée du Québec – le quatuor gravit les spectaculaires Rocheuses, admire les cieux magnifiques des Prairies et confirme que le nord du Québec et de l’Ontario, c’est pas mal juste des arbres, finalement.
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Pour Zaak Robichaud, la Route transcanadienne sur laquelle ils ont roulé pendant la majorité du parcours est « un fil qui unit le pays, encore plus que Tim Hortons ».
« J’ai vécu à Halifax, à Grand Falls, à Montréal, à Calgary, à Vancouver quand j’étais encore un bébé. Toutes des villes le long de la Transcanadienne. J’aime pouvoir dire que j’ai vu les deux extrémités. »
La fatigue rattrape Zaak peu à peu. La pizza ramassée à Rivière-du-Loup le met dans un grease coma qui ne se résorbera totalement qu’après une vraie nuit à l’hôtel, une fois à Halifax. Avec le recul, il est très content que l’expédition ait pu compter quatre membres : avec un pilote et un copilote à l’avant, deux personnes pouvaient se reposer à l’arrière à la fois et les shifts au volant ne duraient que quatre heures.
Malgré tout, « je n’arrivais pas à relaxer suffisamment pour pouvoir dormir. Ça a été très difficile pour moi. Je n’ai pas envie de le refaire », admet-il en riant. Mais il ne regrette rien.
Les comparses atteignent le parc de Point Pleasant, à Halifax, 64 heures, 35 minutes et 52 secondes après être partis du pont Lions Gate. Ils ont été arrêtés pendant 4 h 43, soit 7 % du temps. C’est vraiment là qu’ils auraient pu couper une heure ou deux, estime Zaak, qui se remémore avec une pointe de frustration de (trop) longs arrêts pour se délier les jambes.
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Malgré tout, ils avaient rempli leur objectif : créer un challenge et établir un temps à la fois bon et battable pour celles et ceux qui voudraient faire mieux. Le problème, c’est qu’en sept ans, personne, à leur connaissance, n’y était allé de son propre essai; c’est ce que Zaak m’a révélé la première fois que je lui ai écrit.
Sentant l’appel du devoir journalistique, j’ai voulu contre-vérifier cette information. Et j’ai découvert qu’une équipe avait retranché près de 15 heures à leur temps, sans l’ébruiter.
Un petit pas pour l’Homme, un grand pas pour le Cannonball
Je comprends rapidement que Mason est un tout autre animal. C’est un amateur de voitures qui affirme avoir déjà tenté de faire le Cannonball Run aux États-Unis (sans terminer son trajet) et qui dit connaître les actuels détenteurs du record américain.
Cela dit, ces informations sont difficiles à confirmer, puisque Mason n’est pas son vrai nom. Il m’appelle sur WhatsApp sous cet alias parce que son Cannonball Run Canada, effectué avec un compagnon qu’il appelle simplement « S », s’est fait à une vitesse moyenne de 122 km/h. On est loin des vitesses américaines, mais il veut quand même éviter d’être reconnu.
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Il se démarque aussi de Zaak et Co. par la manière plus scientifique et presque maniaque de planifier sa traversée. « Ça a nécessité cinq ans de planification », assure-t-il. Il a même rencontré Zaak à Calgary pour en discuter, ce que le principal intéressé m’a confirmé. « Oui, je me rappelle de lui! Parmi toutes les personnes qui nous ont écrit [après notre Run], c’est le seul que j’ai rencontré en personne et avec qui j’ai eu des échanges par la suite. »
Pour faire un chrono sous les 50 heures, Mason et « S » :
- Ne se sont arrêtés que pour mettre de l’essence (la voiture n’était pas en mouvement pendant seulement 1 h 55);
- Avaient augmenté la capacité du réservoir d’essence de leur Subaru Explorer;
- Utilisaient des jumelles pour voir ce qui s’en venait sur la route;
- Avaient une équipe de quelques personnes qui leur relayait, via Discord, des informations pertinentes sur les embûches à venir sur la route.
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Le duo a finalement fait la route en 49:46:24, donc à peine plus de deux jours. L’exploit remonte à juillet 2021 (Mason dit qu’il souhaite rester « volontairement vague »). Il m’a tout de même montré les données qui viendraient de leur tracker GPS et qui soutiennent ses dires, ainsi que des vidéos prises par une GoPro allumée tout le long de la route.
Les imprévus étaient quand même possibles, malgré ces cinq années de préparation. Mason se rappelle avec désarroi avoir perdu du temps au pont Angus McDonald, situé à 5 km seulement de la ligne d’arrivée, parce qu’il ne trouvait pas le dollar requis pour le péage. « La prochaine fois, j’apporte clairement plus de change… »
https://streamable.com/ud4qmq
Un peu de trafic au Québec.
Sauf qu’il ne risque pas d’y avoir une autre fois. Le codétenteur du record (tel que certifié par moi-même et je m’excuse s’il existe un meilleur temps que je n’ai pas découvert) n’a pas l’intention de répéter l’exercice.
« Ça fait partie de la condition humaine : faire quelque chose d’extraordinaire et laisser une marque. » – Mason
Rouler à 122 km/h en moyenne, ça veut dire être très souvent plus haut, autour de 130 km/h. Selon Mason, la Subaru est passée au garage avant le départ : « nouveaux freins, alignement de la suspension, pression adéquate dans la pneus… toutes ces choses qu’on néglige dans la vie de tous les jours ».
Pour lui, tout était donc sécuritaire; chaque dépassement était fait dans les règles de l’art. Toutefois, la grande vitesse et les heures marathoniennes apportent certainement leur part de risque, pour les Cannonballers comme pour les autres personnes sur la route. Zaak m’a dit qu’il n’aurait pas été confortable de faire ça en duo : « Être fatigué, ça fait le même effet qu’être saoul. Pour nous, c’était trois conducteurs au bas mot ».
Un autre élément qui distingue Zaak et Mason est ce que ce dernier a voulu démontrer : « des conducteur.trice.s compétent.e.s dans des voitures en bon état peuvent aller sans risque au-dessus de la limite ». Il déplore que les maximums de vitesse canadiens n’aient pas changé depuis les années 1980 et n’ont pas suivi l’amélioration des performances et de la sécurité des véhicules.
https://streamable.com/1ztvf0
En plus de cette drôle de cause qu’il dit avoir à cœur, Mason tient un discours presque épique, que j’aimerais entendre narré sur la musique de Requiem for a Dream :
« Est-ce que c’était une bonne idée? Non. Ça ne l’était pas et ça ne le sera jamais. Mais comme l’Everest, ça se présentait comme un défi risqué qui est, pour certain.e.s, irrésistible. Bien des choses que nous faisons en tant qu’humains sont franchement irresponsables. »
Personnellement, je préférerais que mon défi personnel n’implique pas un objet d’une tonne et demi voyageant à plus de 100 km/h sur la voie publique, mais on ne choisit pas ses passions, I guess.
« Je crois que sans ces traits qui poussent des gens à faire des choses comme ça et sans une société qui les tolère, nous passerions à côté d’inventions, de découvertes et de progrès. »
C’est entre autres pourquoi il accepte de m’en parler aujourd’hui, deux ans après les événements. « J’ai découvert le Cannonball Run Canada par le blogue de Zaak. C’était la seule info que je trouvais là-dessus. » Il veut passer au suivant – même s’il répète que ce défi reckless et dangereux n’est pas pour tout le monde.
Évidemment, URBANIA ne cautionne pas le Cannonball Run et n’encourage pas ses lecteur.trice.s à le faire.
La leçon à tirer vient peut-être de la sagesse de Zaak. Cet homme dans la quarantaine, qui n’a jamais été particulièrement athlétique, a descendu la rivière Mackenzie en canot, a traversé le pays en vélo et a fait la Fundy Footpath, au Nouveau-Brunswick, en backpacking.
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« C’est facile de juste mettre un film, de s’ouvrir une bière… en fait, plusieurs bières… et de ne rien faire. Pour moi, avoir [des objectifs] est fondamental. »
À chacun son défi; si certain.e.s veulent passer une cinquantaine d’heures dans leur auto, grand bien leur fasse. L’important, c’est de trouver son challenge.