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Traduire Biden et cie. en direct : le sport extrême de l’ombre

Jean Bisping interprète simultanément à RDI depuis 25 ans.

Par
Hugo Meunier
Hugo Meunier
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Quand Joe Biden promettait d’être « Shovel-ready, come january » récemment en campagne électorale, Jean Bisping, l’interprète en résidence de RDI, avoue s’être un peu cassé la tête. « Il (Biden) me fait un peu peur, je ne le connais pas encore », admet celui qui en a toutefois vu d’autres, à l’emploi de la chaîne d’infos en continu depuis son lancement en 1995.

Vous l’ignorez, mais vous connaissez pourtant tous ce sympathique Polonais d’origine qui a grandi à Québec et habite désormais Montréal.

Sorte de superhéros linguistique, Jean Bisping incarne plusieurs personnalités, au service des francophones à l’écoute de RDI.

Dans la même semaine, il peut être Justin Trudeau, François Legault, Donald Trump, bref quiconque se retrouve sous les projecteurs.

«Il (Biden) me fait un peu peur, je ne le connais pas encore.»

Son véritable nom (pas simple à prononcer d’ailleurs Bisse-ping, pas de son en z au milieu me corrige-t-il) ne vous dit probablement rien. N’empêche, il a pratiquement vécu de l’intérieur tous les moments marquants du dernier quart de siècle, à quelques congés près (il est alors remplacé par des camarades pigistes).

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Débats présidentiels, attentats terroristes, catastrophes naturelles, démissions spontanées de chefs d’État: Jean Bisping qualifie de « sport extrême » son travail, où il est perpétuellement sur le qui-vive, une demi-seconde derrière l’orateur qu’il traduit dans la langue de Charlebois.

« L’interprète de conférence », comme on le désigne officiellement ne chôme pas, surtout en pandémie où les autorités multiplient les points de presse.

Heureusement, on a un peu de temps avant celui que s’apprête à livrer Justin Trudeau pour parler de son métier.

Photo courtoisie Radio-Canada/Roxanne Simard

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Mais bon, une bombe médiatique est si vite larguée et Jean reste à l’affût dans son bunker de sept pieds par onze tout équipé dans la Tour brune*. « Il y a dans quelques minutes une conférence de presse pour un projet de tramway dans la vieille capitale, mais je ne pense pas que ça va intéresser les Anglais », lance pour lui-même ce verbomoteur polyglotte de 62 ans, qui s’en retranche cinq à la blague, invoquant sa bonne forme physique.

*J’ai insisté pour avoir une photo du bunker en question, mais le principal intéressé refuse, invoquant le bordel ambiant.

Parmi les faits saillants de sa carrière, il cite en exemple les funérailles de Pierre Elliott Trudeau, l’attentat d’Oklahoma City et les témoignages entendus lors de la commission Starr, entourant une motion pour destituer le président américain Bill Clinton suite à sa relation adultère avec Monica Lewinsky.

Cette captation avait pris les allures de roman-savon, puisque Jean interprétait Bill alors qu’une collègue doublait Monica à côté de lui dans sa cabine, avec un micro partagé. Même défi pour certains débats des chefs, comme celui entre Donald Trump et Hillary Clinton en 2016. « C’était quelque chose. J’ai demandé à ma collègue de rester à l’écart dans un local de fortune pour ne pas me déconcentrer, puisque Donald coupe sans arrêt », raconte le vétéran interprète.

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Une « captation » désigne une émission non-programmée à l’horaire, que la rédaction décide de mettre à l’antenne. Si certains évènements sont prévus, d’autres s’imposent sans préavis. « Avant les cellulaires, le code 911 envoyé sur ma pagette servait à me faire revenir rapidement en cabine. Le 11 septembre 2001, je barrais mon vélo devant Radio-Canada quand je l’ai reçu. C’était un «911» justifié », raconte Jean.

Comme il vit dans l’instantanéité, l’interprète a du mal à isoler un ou deux moments marquants du lot. Mais règle générale, quand on fait appel à lui, c’est parce que c’est important. Certaines captations sont plus surréalistes toutefois. « La plus sautée était une discussion entre Jean Chrétien et Chris Hadfield dans l’espace. Je traduisais alors une conversation intergalactique! », s’exclame Jean, dont le rire tonitruant rappelle celui d’Yvon Deschamps.

Il se souvient sinon d’une messe en plein air riche en rebondissements donnée par l’ancien pape Jean-Paul II aux États-Unis. « J’avais reçu un texte sous embargo un peu avant, mais le pape avait décidé de rayer des passages dans l’avion le maudit, parce qu’il ne suivait plus son sermon pantoute. J’essayais de retrouver ça pendant que c’était live, avec l’aide de la régie », rigole Jean, ajoutant que l’anglais avec un « esti de gros accent polonais » du souverain pontife n’aidait en rien sa cause.

«Tu ne veux pas mettre trop d’émotions, tu veux plutôt lui laisser tout l’espace. C’est préférable de juste glisser le contenu cognitif dans la tête des téléspectateurs.»

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J’ai demandé à Jean si pour bien interpréter, il faut se contenter de traduire ou s’il faut personnifier un peu. Ça dépend, répond-il. Lorsque l’interprète est dans la même pièce que l’orateur (ce qui est souvent le cas dans le marché privé pour des conférences, congrès, etc.), il faut éviter de piquer le show à l’orateur. « Tu ne veux pas mettre trop d’émotions, tu veux plutôt lui laisser tout l’espace. C’est préférable de juste glisser le contenu cognitif dans la tête des auditeurs », explique M, Bisping.

À RDI, l’interprète admet se lâcher un peu plus lousse. « T’es pas dans la salle, pourquoi ne pas en mettre un peu. Surtout que certains orateurs sont tellement plates, par exemple au Parlement », raconte Jean, qui n’a évidemment pas le temps non plus de faire du gros acting lors des captations en direct. « Il y a de plus longs délais dans le privé, où tu peux attendre jusqu’à une phrase complète avant de commencer à traduire, ça donne une chance de soigner ton élégance. »

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Si les premiers ministres François Legault et Justin Trudeau font actuellement partie de son quotidien, Jean Bisping avoue que sa bête est l’administratrice en chef de la santé publique du Canada, Theresa Tam. « Elle parle avec un accent difficile et c’est une scientifique. Ses interventions sont donc pleines de chiffres et de statistiques. Souvent, les scientifiques ont 10 minutes pour résumer quatre ans de recherche », illustre l’interprète, qui en a aussi plein les bras avec le premier ministre ontarien Doug Ford. « Je l’aime, mais il me fait travailler fort. C’est une espèce de folk hero coloré, qui mélange des expressions populaires, du jargon et de l’intelligence émotionnelle », analyse-t-il.

Les expressions récentes l’embêtent aussi et le forcent à consulter compulsivement le urban dictionnary.

Sans surprise, les plus faciles à interpréter sont les francophones s’exprimant en anglais, puisque leur grammaire colle de plus près à leur pensée originale qui s’est conçue en français.

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Dans ce métier de l’ombre, le feedback se fait rare. Les bons je veux dire. Parce qu’une fois, en marge du passage de l’ouragan Katrina, des téléspectateurs courroucés ont appelé à la station pour dénoncer le contenu traduit. « Une dame d’origine coréenne vendait de l’eau aux sinistrés, avant de se faire apostropher par un redneck tenant des propos racistes. Moi je n’ai pas le temps de filtrer alors je traduisais, mais des gens trouvaient ça inacceptable », se remémore-t-il.

Des interprètes permanents comme lui sont rares à Montréal. La plupart sont pigistes et leur travail est un peu saisonnier. « C’est mort l’été, mais très occupé à l’automne et au printemps avec les congrès. La demande a aussi beaucoup augmenté durant la pandémie avec Zoom », explique-t-il.

Comme il parle quatre langues, il peut lui arriver d’interpréter en espagnol, comme ce fût le cas dans le passé avec le président mexicain.

Pour le reste, Jean Bisping continue d’être la voix la plus connue/inconnue de la province, avec un léger ressentiment même. « Il n’y a pas de reconnaissance, personne ne sait qui je suis. On entend la voix, mais je n’ai aucune idée je parle à combien de monde », résume ce passionné, qui ira quand même interpréter Justin Trudeau avec son professionnalisme habituel dans quelques minutes.

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