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Toute une vie pour se reconstruire: entrevue avec Mélanie Carpentier, survivante de l’exploitation sexuelle

L'auteur de la campagne de socio-financement virale «Pour que Damien réalise son clip à Miami» s'est entretenu avec la fondatrice de La maison de Mélanie.

Par
Sim Nadja
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« S’il te dit de monter sur le capot du char et d’ouvrir tes jambes, tu le fais. Tu dis pas non, sinon, tu vas mourir. Tu ne le regardes pas. Tu brailles pis lui, il continue. »

Première fois de ma vie qu’on me dit ça dans un Saint-Hubert.

* * *

Comme tout le monde qui n’était pas dans le coma pendant les six derniers mois, j’ai suivi la série télé Fugueuse. En joke, un soir, j’ai dit à ma blonde : « J’pense que j’vais partir une campagne de financement pour que Damien réalise son clip à Miami! »

— Haha, t’es con! (Interprétation libre : tu es l’homme de ma vie. Fais-moi un autre enfant!)

— Attends, j’ai peut-être une idée.

C’est comme ça qu’est née la campagne de sociofinancement «Pour que Damien réalise son clip à Miami» (mais dans les faits, elle était plutôt vouée à amasser des sous pour La maison de Mélanie, un organisme qui vient en aide aux femmes victimes de trafic sexuel).

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Oui… un clickbait. Mais pour une bonne action. Ça change de Martineau. #CallMeLaChantalLacroixDuClickbait

24 heures plus tard, j’avais amassé plus de 500 $. J’ai envoyé le lien de la campagne à Mélanie, fondatrice de l’organisme, via Messenger.

« Je suis vraiment touchée, mais qui es-tu? »

Je lui ai répondu. On s’est écrit. Beaucoup.

Elle m’a proposé de la rencontrer quelques jours plus tard : Saint-Hubert, Côte-des-neiges, 20 h. J’ai accepté, en chiant un peu dans mes shorts.

* * *

Je suis assis devant une inconnue que j’ai l’impression de connaître; j’ai lu son livre, Survivante d’exploitation sexuelle, avant notre rendez-vous.

Devant moi, une femme qui a fréquenté les gangs de rue, les centres jeunesse et les bars de danseuses. Une femme qui a vécu l’enfer de l’exploitation sexuelle et qui s’en est sortie. Une femme qui s’est instruite, qui est devenue auteure, conférencière et directrice d’une fondation qu’elle a mise sur pied, la Maison de Mélanie. L’organisme intervient de façon directe auprès des victimes d’exploitation sexuelle et leurs parents, en plus d’offrir des formations aux professionnels et étudiants universitaires qui interviennent dans le milieu.

Elle a de grands yeux, Mélanie. Perçants comme des pics à glace et, paradoxalement, doux comme du papier-cul dispendieux.

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Elle a de grands yeux, Mélanie. Perçants comme des pics à glace et, paradoxalement, doux comme du papier-cul dispendieux. Des yeux qui ont trop vu, qui se sont souvent fermés pour la protéger. Rassurants. Des yeux tasses de thé. Des yeux qui donnent envie de se confier, de tout leur dire tellement ils sont dénués de jugement, de malice.

« Désolée du retard, je tournais avec Denis Lévesque… c’est pour ça que j’suis aussi bien maquillée! »

Mélanie, elle parle de son histoire dans les médias. Pour prouver à toutes celles qui n’y croient plus que c’est possible de s’en sortir.

* * *

C’est armé d’une pinte de rousse (et de ma nouvelle application qui enregistre les discussions sur mon cellulaire), que je m’apprête à jaser avec une ancienne victime de trafic sexuel, de tout, de rien.

(Ici, je me permets une parenthèse pour vous dire que je ne suis aucunement journaliste. Genre, si t’es déjà passé à L’arbitre, c’est sûr que j’ai stalké ta page Facebook jusqu’en 2007, mais c’est pas mal tout. Je vous partage donc, sans la moindre prétention, quelques moments de ma rencontre avec Mélanie Carpentier.)

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— Mélanie, je parlais du mouvement « Moi aussi » avec des amis humoristes et…

Elle éclate de rire. Crisse, ça part pas ben.

— Pourquoi tu ris?

— J’sortirai pas de noms!

«Pour un homme, en général, quand une femme se dévêtit dans un club de danseuses ou qu’elle est avec un client, ce n’est plus une femme.»

Je pense instinctivement à cet humoriste établi au sujet duquel j’ai entendu tant de rumeurs entre des branches trop épaisses pour confirmer quoi que ce soit. Pas de fumée sans feu?

— J’suis pas là pour avoir des noms! J’trouve ça fou comme certains hommes qui ont du pouvoir se croient tout permis.

— Pis y’en a plein qui n’ont pas de pouvoir nulle part… faque ils vont en chercher auprès d’une fille.

— Ces gars-là, y’ont-tu des mères, des sœurs?

— Des mères, des sœurs et des filles…

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— Moi, j’ai une sœur jumelle et une grande sœur pis j’comprends pas… je… qu’est-ce qui pousse un homme à faire ça?

— Pour un homme, en général, quand une femme se dévêtit dans un club de danseuses ou qu’elle est avec un client, ce n’est plus une femme. C’est un objet…

Les gars, on a un examen de conscience à faire. On vit dans une société dans laquelle la femme est, la plupart du temps, déshumanisée. De façon plus ou moins subtile, parfois insidieuse, on nous présente la femme comme un corps. Un Bernard l’Hermite, mais sans Bernard. Une coquille vide. Je salue au passage le travail de Marcia Belsky, une humoriste américaine qui souligne ce phénomène en regroupant les affiches de films sur lesquelles le visage des femmes – leur identité propre – n’apparaît pas.

Mélanie poursuit…

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— Le client peut être super gentil, mais ils sont rares ceux qui vont traiter la travailleuse du sexe en femme. Ça existe, mais généralement, non.

— Toi, tu penses quoi des travailleuses qui le font par choix?

«Quand j’ai commencé à danser, c’était par choix. Je me disais que, tant qu’à me faire toucher par des personnes de mon entourage, j’étais aussi bien d’être payée pour me faire pogner l’cul.»

— Je n’ai pas à émettre mon opinion là-dessus… Si tu dis « c’est impossible que la fille choisisse ce métier », c’est comme si tu insinuais qu’elle est trop niaiseuse pour faire des choix par elle-même. Je n’ai pas à penser quoi que ce soit. Je respecte la personne pour ce qu’elle est. Elle ne commet pas un crime; elle n’exploite pas personne. Elle fait ce qu’elle a à faire et c’est correct.

Elle ne juge pas, Mélanie.

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— Je comprends, mais j’avoue qu’en lisant ton livre, je me suis demandé si certaines femmes dansaient réellement par choix.

— Pour établir si c’est vraiment un choix ou non, faudrait que t’aies accès à toute la vie de la personne… Quand j’ai commencé à danser, c’était par choix. Je me disais que, tant qu’à me faire toucher par des personnes de mon entourage, j’étais aussi bien d’être payée pour me faire pogner l’cul.

J’ai pris une longue gorgée de bière.

— Quand j’ai commencé à danser, pour moi, c’était rien. Oui, j’ai déjà pleuré en débarquant du stage, mais pour vrai, j’étais sur la scène et je trippais.

— Ça te manque-tu, ce feeling-là?

— J’ai le même feeling quand j’donne des conférences. J’suis une fille de scène… J’étais juste pas sur la bonne scène!

* * *

Mélanie me raconte que, depuis ses apparitions médiatiques, les gens la fixent tout le temps.

— Pour vrai, arrêtez de me fixer et dites-moi allô!

— Tu veux dire que le monde du public te regarde?

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— Oui! Et je ne sais pas pourquoi ils me fixent! J’ai-tu déjà eu un cours avec eux? Est-ce que j’suis déjà intervenue auprès d’eux? C’tu un ancien client?

Elle éclate de rire. Moi aussi.

— Ça arrive que tu reconnaisses des clients?

«J’me rappelle de la face d’aucun client. J’me souviens de leurs corps, des positions que j’ai faites, des endroits, des appartements, mais je ne me rappelle pas des visages.»

— J’me rappelle pu d’eux-autres! J’me rappelle de la face d’aucun client. J’me souviens de leurs corps, des positions que j’ai faites, des endroits, des appartements, mais je ne me rappelle pas des visages. J’étais en dissociation : j’suis capable de voir ce que je faisais, mais pas la face du gars.

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Souvenirs d’hommes dépersonnalisés, sans visage, comme les femmes sur nos affiches de films.

— Fais-tu encore confiance aux hommes, Mélanie?

— Je n’ai aucune colère. J’ai maintenant un détecteur très, très fort. C’est comme… niaise-moi pas. J’ai aucune rage et je n’ai plus besoin d’un homme pour me compléter.

— T’es entière.

— Si j’ai un homme dans ma vie, j’vais reprendre une expression de la rue : faut que ce soit mon partner in crime, celui avec qui je peux partir des projets.

Ça, le jeune, c’est la clé de l’amour.

* * *

À la fin de notre rencontre, j’ai vécu un moment surréaliste : être en présence de Mélanie alors que son visage était diffusé, au même moment, sur toutes les télévisions qui placardaient le mur, côté bar, du Saint-Hubert; sa rencontre avec Denis Lévesque.

Elle se lève, se regarde et sourit.

La femme à la télé, celle devant moi, est plus qu’une victime, plus qu’une survivante. C’est une femme de tête, forte, déterminée à atteindre ses buts. Une femme sans tabou, fière, qui brise les règles. Une femme inspirante qui m’a appris à se foutre de ce que pensent les autres. Une femme qui mérite le mot de la fin. Je lui passe le clavier.

* * *

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« Je suis une survivante de l’exploitation sexuelle et j’en suis fière.

Je suis fière de la femme que ce vécu inhumain m’a fait devenir.

Je suis fière de faire partie de celles qui marchent la tête haute face à une société qui nous considère faibles, mes sœurs de combat et moi, sans comprendre que les faibles sont ceux qui exploitent, ceux qui consomment, et ceux qui regardent sans rien dire.

J’ai appris à m’aimer sans avoir la base. J’ai appris à aimer chaque morceau de ce qu’on a brisé en moi et à construire celle que je suis aujourd’hui. J’ai compris ce qu’est l’amour de soi et celui de son prochain sans jugement. J’ai appris à aimer là ou l’amour n’existe pas. J’ai appris à me construire devant l’adversité.

Le jugement des autres et la victimisation font plus mal que tout le mal qui m’a été fait.

J’ai appris que la seule chose qui compte à la fin de la journée, c’est la façon dont je me sens vis-à-vis ce que j’ai accompli. Ai-je porté des actions concrètes pour faire avancer la cause des personnes qui, comme moi, ont été victimes de l’horreur? Si la réponse est oui, peu importe ce que les gens pensent de moi. Ça ne me dérange pas, car j’ai également appris que même les compliments et les encouragements peuvent avoir deux visages.

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J’ai choisi de me battre pour dénoncer l’inacceptable et faire en sorte que les droits des victimes d’exploitation sexuelle soient reconnus, mais encore plus pour que des services correspondants à leurs besoins particuliers soient mis en place. Comme Dominique Monchamps (de l’équipe intégrée de lutte contre le proxénétisme), le disait dans une entrevue : ça peut prendre toute une vie se reconstruire.

Imaginez ce que c’est que de se reconstruire dans une société où on change les lois pour pouvoir arrêter les exploiteurs, mais où presque rien n’est mis en place pour permettre à celles qui en ont été victimes de se développer et de s’épanouir.

Les subventions ne sont pas ce qui permet à La Maison de Mélanie de survivre, ce sont vos dons qui font la différence. #ToutEstParfait »

— Mélanie Carpentier

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