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Tout est dans la poche

Par
N .
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Ce texte est issu du #28 spécial Escrocs

Ce n’est plus seulement en backpacking au Costa Rica ou dans les capsules YouTube d’Antonio le magicien qu’on assiste aux méfaits des pickpockets. Depuis trois ans, le phénomène ne cesse de croître à Montréal. C’est dans le but de découvrir comment opèrent ces bandits métropolitains qu’Urbania a demandé à une de ses journalistes de passer une soirée avec deux d’entre eux. Les règles du jeu?

Les règles du jeu ? Voler des portefeuilles, puis les remettre à leur propriétaire sur-le-champ. C’est après avoir placé une annonce dans le Journal de Montréal qu’elle a finalement donné rendez-vous à Bill et Jim, deux pickpockets encore plus vrais que dans Les Intrépides. Comme Tom et Julie, en deux temps trois mouvements, relevant tous les défis, Urbania est toujours présent. Récit d’aventures.

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J’appuie sur le bouton « inconscience » de mon esprit et, mon sac bien serré entre les doigts, je descends les escaliers du métro. À l’idée que je vais être complice de vols de portefeuilles, je me sens comme Arsène Lupin, mais en moins BCBG et avec les mains moites. En marchant dans le corridor du péché, je me demande de quoi auront l’air Bill et Jim. J’espère qu’ils ne seront pas des psychopathes «mi-massacre-à-la-tronçonneuse, mi-saw » qui m’attireront dans un coin sombre, ouvriront une trappe et me condamneront à passer le reste de mes jours dans une cave humide.

Arrivée au point de rendez-vous, je reluque les cheveux de tout le monde pour détecter le vert capillaire de Bill, le seul indice qu’il m’a donné pour le reconnaître. Ça y est, je crois que ce gars-là… Ah non, c’est le reflet de la pancarte Honoré-Beaugrand. Pendant mon attente, un tas d’idées me traversent l’esprit. Et si l’une des victimes à qui on volait le portefeuille s’en rendait compte et ne croyait pas qu’on l’ait fait
dans le cadre d’un reportage ? Les métros défilent, tout comme les images de ce que serait ma vie en tôle.

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La rencontre

Les pickpockets sont des gens ponctuels : Bill arrive une minute avant l’heure de rendez-vous. L’allure punk, il est plutôt chétif et porte des bracelets de cuir noir ornés de studs. À côté de lui se tient Jim, plus massif, avec, sur le visage, un air naïf et un restant d’acné. Le duo typique des méchants de films pour enfants : Maman j’ai raté l’avion style. Avec leur mine timide et leurs t-shirts du band Avenged Sevenfold, ils doivent à peine avoir l’âge d’acheter les clopes qui dépassent des poches de leurs jeans usés. « Là les gars, vous comptez pas me pickpocketer, hein ? » « Ben non, ça serait trop difficile parce que tu t’y attendrais », me rassure Bill. Mon rythme cardiaque se rétablit. En discutant avec les deux brigands à peine pubères, j’apprends qu’ils se sont initiés au pickpocketing alors qu’ils étaient dans une mauvaise passe financière de leur vie. Ils en ont appris tous les rudiments en lisant L’art du pickpocket, un livre disponible sur Internet. De fil en aiguille, ils m’expliquent qu’il s’agit d’une discipline complexe qui doit être pratiquée selon des techniques bien spécifiques. Ils acceptent gentiment de me révéler les règles qui la régissent.

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La procédure

D’abord, pour ne pas éveiller les soupçons, le pickpocket doit s’habiller avec classe. Il lui est fortement conseillé de se déplacer avec une malette. On recommande également, quelques secondes avant le vol, d’hurler avec conviction à son cellulaire des phrases du genre : « No, Mr. Gates, no! We won’t sell Microsoft at less than 7000 billions ! »

Ensuite, le pickpocket doit se rendre à une station de métro achalandée, comme la ligne orange à l’heure de pointe, à un festival, à une salle de spectacles ou sur la rue Saint-Denis vers minuit, un vendredi soir, là où les étudiants bourrés de l’UQÀM ont la sensibilité tactile d’un tournevis et la capacité intellectuelle d’un coléoptère. Il faut maintenant trouver une cible. Celle-ci a préférablement l’air perdue… et riche.

Son portefeuille doit être accessible et se trouver (si possible) dans la poche arrière de son pantalon, pas être trop serré. À éviter : les hommes aux bras de plus de 42 centimètres de circonférence.
À prioriser : les touristes aveugles du Turkménistan, déguisés en MC Hammer, qui viennent d’encaisser un chèque de la loto et qui manquent de confiance en eux. Enfin, lorsque la cible est choisie, le pickpocket procède au « brushing », qui consiste à effleurer le portefeuille convoité par-dessus le pantalon, pour sentir son relief. S’il contient trop de pièces de monnaie, il y aura des bosses, ce qui rendra le vol impraticable. Cette technique peut aussi être utilisée simplement dans le but de caresser des fesses attrayantes. Lorsque le brushing est concluant, le pickpocket doit empoigner le porte-monnaie entre le majeur et l’index (le pouce prendrait trop de place dans la poche). Si la victime se rend compte de l’infraction, il doit jouer la carte du : « Ma foi, mais vous avez échappé votre portefeuille ! Une chance que j’étais là pour le voir tomber et vous le rendre en honorable citoyen que je suis ! »
Ou courir très vite.

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Au fil de la conversation, Bill et Jim en viennent à me parler des différentes techniques qu’ils ont apprises grâce à leur précieux guide du pickpocket.

Les techniques

La première est celle qu’ils appellent « L’agrippement de la sacoche dans le char ». Souvent, les femmes sortent de leur automobile pour un bref arrêt en laissant les portes débarrées et leur sac à main sur le siège du passager. Le pickpocket peut donc ouvrir la portière pour s’emparer du sac.

Il y a également « Le Sandwich », technique qui nécessite deux pickpockets. Un des bandits marche devant la cible et s’arrête subitement. Celle-ci fonce alors sur lui, comme une pièce de domino. Pendant ce temps, le complice se place en arrière d’elle et lui subtilise son portefeuille. Le but est de la distraire; dans un moment de vive surprise, le corps ne peut ressentir deux choses à la fois.

Une troisième méthode se nomme « Avez-vous l’heure s’il vous plaît ? ». Le pickpocket demande l’heure à la personne qu’il désire voler. Celle-ci regarde alors sa montre. Pendant les quelques secondes où elle se concentre pour lire l’heure, il peut aisément se servir.

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« Le journal » est un autre procédé efficace, selon les voleurs. Lorsque le portefeuille est dans la poche de la chemise de la victime, le pickpocket fait semblant de lire un journal et lui fonce dans le torse. Le journal agit alors comme écran et lui permet de cacher ses doigts agiles, au moment où il les enfonce dans la poche de la victime.

Dans le cas de la technique de « La lame de rasoir », le voleur taille le milieu de la poche arrière du pantalon de façon verticale, par-dessus le portefeuille, pour ensuite prendre celui-ci.

Finalement, il y a le « Phantom Wallet » : le pickpocket achète des portefeuilles à 1 $ et les remplit de papier journal et de carton. Lorsqu’il subtilise le porte-monnaie de la victime, il le remplace par un faux, au cas où la cible toucherait sa poche pour vérifier s’il est toujours là après la bousculade.

La tentative de passage à l’acte

Fébrile, je leur propose de mettre à l’épreuve les tactiques dont ils m’ont parlé. D’un air louche, en marchant lentement et en scrutant les arrière-trains des gens pour trouver notre première cible, Bill m’avoue qu’il n’aime pas vraiment le thrill que lui procure le vol. « Des fois, je me sens mal, parce que j’ai peur de voler le loyer de quelqu’un, dit-il. Mais, en même temps, je me vois un peu comme un Robin des bois. Je vole aux riches pour donner à un pauvre : moi. J’ai déjà fait jusqu’à 800 $ par soir, mais c’est vraiment stressant. »

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Toujours cet insupportable suspens dans l’air et aucune cible à l’horizon. Le gars à la chemise rayée était trop bâti, la fille avec le portefeuille bien en vue était bien entourée et le gars trendy avait les pantalons trop serrés. Jim me dit de ne pas m’en faire, que c’est un travail de patience. Pendant ce temps, Bill remarque un garçon parfait pour l’exercice. Le métro ralentit puis s’immobilise. Le futur volé monte ; on le suit.

Un silence mortuaire règne dans le wagon. Comme si tout le monde était au courant de ce qu’on s’apprêtait à faire et voulait encore plus nous stresser en créant une ambiance « d’enfant en tricycle » digne de The Shining. Tandis que je ne peux réprimer un rire nerveux, Bill effectue un subtil brushing sur le porte-monnaie du gars, qui ne se rend compte de rien. La tension est palpable. Bill et moi échangeons un regard complice, plein d’intensité « d’avant-délit ». Le train s’arrête et… le gars descend. Non!

Le retour du conquérant En vaillants guerriers, on ne perd pas espoir et on remonte à l’assaut. On trouve notre deuxième cible : une fille avec un porte-monnaie bien en évidence dans son sac ouvert. Pendant qu’on la suit, Bill me raconte : « On a déjà vu Xavier Dolan ou un gars qui lui ressemblait et on aurait voulu le voler, parce qu’on l’aime pas. Ça aurait été drôle. » Avant que je n’aie le temps de rétorquer que ça n’aurait pas été si drôle que ça, parce que mon chum se fait toujours prendre pour Xavier Dolan, notre cible #2 se dirige subitement vers la sortie du métro. Bill et Jim décident d’un commun accord qu’ils ne peuvent la pickpocketer : la foule autour d’elle n’est pas assez dense pour les cacher.

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Je ressens une légère déception, puis la fureur du couguar qui reprend la chasse après s’être fait faucher sa carcasse de wapiti s’empare de nous à nouveau.

Alors qu’on erre sous les néons, Bill me dévoile une autre de ses tactiques préférées. « On a souvent volé en utilisant la technique du faux blessé, dit-il. On fabriquait un plâtre autour de la jambe de Jim. Pour faire plus vrai, on écrivait des messages de prompt rétablissement dessus, comme : “Je t’aime mon beau coucounet en sucre. Maman”. Après, on lui mettait les béquilles de ma sœur sous les aisselles et on allait dans un restaurant. Il faisait semblant d’échapper de la monnaie par terre et, quand des clients se penchaient pour la ramasser, je volais leurs sacoches. On a arrêté ça parce que Jim était vraiment poche comme acteur. »

« Ouin, c’est vrai que j’étais pas ben bon », admet Jim. Après trois heures et demie à arpenter des couloirs souterrains, je réalise à quel point c’est aliénant d’être obsédée par les poches de pantalons d’inconnus, sous la terre, en entendant en boucle qu’il y aura un ralentissement de service sur la ligne verte en direction Angrignon.

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Juste avant d’aller décapiter tous les haut-parleurs du métro en gueulant que j’ai vraiment très bien saisi qu’« il y aura un ralentissement de service sur la ligne verte en direction Angrignon », je propose aux malfaiteurs de tenter leur chance sur Saint-Denis. En sortant, je spotte un homme seul dont le portefeuille est placé bien en évidence. Parce qu’on commence tous à perdre patience et que je sens une baisse de motivation chez mes deux camarades, j’opte pour du renforcement positif en leur tapotant les épaules : « Allez, je crois en vous! Come on, les boys, on lui fait une belle technique du Sandwich! »

Je les prends par la main et les force à avancer plus vite. À quelques mètres de l’homme, je les pousse vivement vers lui. Ils se retournent dans ma direction, l’air craintif. Je leur fait un clin d’œil, suivi de thumbs up enthousiastes.

Bill et Jim ne sont plus qu’à quelques décimètres de la cible et… l’homme s’arrête devant un groupe d’amis. J’ai envie de rugir : « Pas grave, allez-y quand même! Prenez-lui son satané portefeuille qu’on y arrive! » Je retiens mon souffle. Ils font demi-tour. Coït interrompu.

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Les muscles de mon corps n’en peuvent plus d’être constamment crispés à cause de cette tension continue. Mon cœur a battu tellement vite au cours des dernières heures que j’ai l’impression d’avoir fait assez de cardio pour pouvoir m’inscrire au prochain marathon. Je me demande ce que Tom et Julie auraient fait à ma place. Puis j’abdique.

La mine basse, Bill et Jim m’avouent qu’ils ont eu trop peur. Même s’ils savaient qu’ils étaient protégés et qu’ils auraient été disculpés pour cause « d’intérêt journalistique », ils n’arrivaient pas à faire taire leur trac. Désolation.

***

En m’éloignant sur ma bicyclette, ce soir-là, je me suis dit que je pouvais tout de même tirer deux authentiques conclusions de cette expérience. D’abord, la maudite mode des skinny jeans rend le pickpocketing tellement plus ardu. Puis, les gangsters ne sont pas tous des Joe Dalton. Tel le gamin qui sanglote en perdant son plus beau pog ou Normand Brathwaite qui vomit avant de se lancer sur le plateau de Piment fort, les pickpockets sont, eux aussi, empreints de la vulnérabilité qui, heureusement, est le propre de l’humain.

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