.jpg)
Tirer des aveux avec bienveillance
« Je ne vous en veux pas, je suis content de vous avoir rencontré », laisse tomber un docteur en psychologie accusé par son employeur d’avoir harcelé une de ses collègues, en tendant la main au policier qui vient de lui tirer des aveux.
Cet homme, c’est Jacques Landry, star de l’interrogatoire depuis plus de quarante ans (au sein de la Sûreté du Québec et dans le privé), qui a soumis plus de 10 000 suspects, témoins et autres au polygraphe tout au long de sa carrière.
Le polygraphe a même donné son nom à une méthode basée sur la bienveillance et l’écoute, utilisée aujourd’hui à plusieurs endroits à travers le monde. « Le système judiciaire s’en fout du pourquoi. Tout ce qu’il veut, c’est le qui. Et pourtant, “pourquoi”, c’est la clé, en interrogatoire. Quand tu dis: “Moi, ce qui m’intéresse, c’est le pourquoi”, la personne en face de toi, c’est la première fois qu’elle entend ça, et elle est complètement déstabilisée. »
La vie professionnelle de l’ex-enquêteur chevronné est relatée dans l’ouvrage Détecteur de mensonges, sous la plume de la tout aussi chevronnée journaliste de La Presse, Katia Gagnon.
Mais d’abord, pas le choix d’aborder un récit sur la quête de vérité avec transparence : Katia est une amie chère dans la vie, ce qui n’altère toutefois en rien mon appréciation de ce livre enlevant, qui se dévore comme un polar.
Les premières pages donnent le ton. « Au cours des pages qui suivent, nous entrerons ensemble dans des salles d’interrogatoire de partout au Québec, de même qu’en France et en Belgique. Nous fermerons la porte, et nous serons des témoins privilégiés de ces entretiens, inédits et hors du commun, entre un as de l’interrogatoire et ses sujets d’enquête », annonce-t-on d’emblée, au sujet de cet « étrange tango » visant le dévoilement « d’une chose complexe et précieuse: la vérité ».
On ne place pas la barre haute pour rien: le livre regorge d’anecdotes, étalées sur plusieurs décennies. Pour documenter « la vie fascinante de Jacques Landry », Katia Gagnon s’est tapé des dizaines d’heures d’entrevue avec son sujet, en plus d’une trentaine d’interrogatoires filmés.
La méthode Landry
Le fil conducteur s’articule donc autour de cette fameuse « Méthode Landry », soit la façon de mener les interrogatoires développée par le principal intéressé. En fait, cette méthode est tellement efficace qu’on l’enseigne aujourd’hui aux quatre coins du monde.
Katia Gagnon résume la résume ainsi: « Ça consiste à aborder l’interrogatoire avec beaucoup d’empathie, à user de psychologie et à créer un lien de confiance avec les personnes. »
Dans une dynamique de bon cop bad cop, Jacques Landry loge du côté de la bienveillance, sans rien atténuer de sa volonté d’obtenir un aveu, considéré comme « la reine des preuves ».
.jpg)
Pour arriver à ses fins, le policier utilise un appareil assez minimaliste, mais diablement efficace. Disons qu’on est bien loin du casque et des capteurs reliés à la grosse machine intimidante d’antan. Un laptop, un brassard pour mesurer le pouls, quelques bidules attachés à trois doigts et le tour est joué. Même si Internet regorge d’astuces bidons pour espérer déjouer le test, ne vous bercez pas d’illusions: la fiabilité du polygraphe oscille bien au-delà de 90%.
Et avec un interrogateur aussi expérimenté que Jacques Landry, l’infaillibilité est presque garantie.
Et les exemples de cette efficacité redoutable pullulent dans le récit.
À commencer par l’enquête entourant la découverte d’un homme retrouvé mort dans sa voiture à Saint-Joseph-du-Lac en 1985. Le suspect, Gilles «Ti-Gilles» Gingras, est un caïd local bien connu des policiers. Le jeune Jacques Landry hérite alors de l’affaire, flanqué de ses deux mentors de l’époque.
Mais, avant de se mettre à table avec le prévenu, les policiers et le prévenu le font d’abord littéralement dans un casse-croûte.L’interrogatoire s’amorce alors entre deux bouchées de crottes de fromages.
« En fin de compte, on l’a juste traité de façon humaine, comme on aurait traité notre père ou notre frère. » raconte Landry. Et le résultat est probant: « Il nous a tout dit », rapporte-t-on dans l’ouvrage, avant d’apprendre qu’au fil de ses années d’incarcération, «Ti-Gilles» Gingras donne régulièrement des nouvelles à celui qui l’a envoyé en dedans.
Il y a aussi des moments émouvants, comme cette fois où Michel Dumont – dont l’accusation à tort pour viol est à l’origine d’un des cafouillages judiciaires les plus médiatisés du Québec – s’est assis devant Jacques Landry. «Selon moi, il n’y a pas de doute: vous n’êtes pas impliqué là-dedans», tranche l’interrogateur à Dumont, ému d’être cru pour la toute première fois par une autre personne que sa femme.
« Il n’y avait pratiquement rien »
En entrevue, Katia me raconte la genèse de son livre. C’est François Méthé, le réalisateur de la série documentaire La Une, dans laquelle elle brille, qui la met en contact avec l’enquêteur qui cherchait justement une plume pour se raconter.
«C’est dont ben bon, ça!», s’exclame la journaliste avec cet enthousiasme qui la caractérise.
À l’instar d’à peu près tout le monde, elle n’avait jamais entendu parler de l’as du polygraphe, (j’y reviendrai plus bas).
La mission tombait pile dans ses cordes. La journaliste carbure au terrain et aime prendre son temps pour creuser des histoires.
Elle a signé une troublante immersion dans l’univers des enfants de la DPJ, lancé le débat sur les accommodements raisonnables en écrivant la première sur le controversé code de vie d’Hérouxville, enquêté sur les loteries vidéos, les allégations d’inconduites sexuelles contre Éric Salvail et Gilbert Rozon, en plus d’avoir publié plusieurs essais et romans, dont Histoires d’ogres s’inspirant du cas de Mario Bastien, l’assassin du jeune Alexandre Livernoche.
Le premier face à face entre la journaliste et le polygraphe se déroule dans un restaurant, histoire de voir si le courant passe. « Il était une mine d’or d’anecdotes. Il faisait des sauts dans le temps et 100% de ce qu’il me disait était intéressant », se remémore Katia.
Mais le plus surprenant, c’est que Jacques Landry soit parvenu à se bâtir une feuille de route aussi prestigieuse à l’ombre des projecteurs. « J’ai googlé son nom, et il n’y avait pratiquement rien. Personne ne le connaissait, ici, pas même Daniel Renaud (un journaliste d’expérience de La Presse spécialisé dans les Affaires criminelles). C’était le jackpot », se dit Katia, qui a tout de suite un bon feeling devant cet homme imposant qui roule ses «r» et s’exprime en «bon québécois».
« T’avais le goût de t’asseoir avec ce monsieur-là et de lui raconter ta vie », résume-t-elle.
Et elle n’est pas déçue.
Katia se rend environ deux fois par semaine chez Jacques Landry pour des entrevues de plusieurs heures. Des histoires d’agresseurs, d’assassins, de criminels, d’innocents, de coupables sans oublier des tonnes d’archives vidéo : au final, elle récolte tellement de matériel que des choix crève-cœur s’imposent. « On a rarement accès à ça, comme journaliste. Écouter un interrogatoire au complet est un exercice fascinant. Surtout le moment où la personne craque », admet Katia, qui n’en revient toujours pas d’avoir vu des criminels remercier le polygraphe qui vient de les envoyer à l’ombre.
.jpg)
« Contrairement à la plupart des policiers, Jacques serre la main à tout le monde. Même à un père qui a avorté sa propre fille à l’aide d’une trayeuse à vaches. Il le fait en respectant ce qu’il y avait d’humains dans ce gars-là et en essayant de comprendre ce qui l’avait mené là », explique Katia Gagnon.
Cette intégrité a même attiré dans sa pratique privée des gens issus du milieu interlope, dont certains tentaient d’écarter des soupçons pesant sur eux au sein de leur organisation.
Des situations tendues, dont on peut imaginer un dénouement digne d’un film de Scorsese, par exemple, en apprenant qu’un criminel a trahi son gang.
Le chapitre sur ce sujet est d’ailleurs un des plus haletants du livre, notamment lorsqu’une grosse pointure du crime organisé s’assied devant Jacques Landry pour démontrer sa non-implication dans une affaire de trafic de cocaïne à grande échelle. « Jacques se disait que s’il refusait de le faire (le détecteur de mensonges), qu’ils (les criminels) règleraient ça entre eux, et que ça serait pire. Il se disait qu’il pourrait servir de médiateur », raconte Katia.
L’expert venu du froid
En terminant l’ouvrage, une question demeure : comment diable Jacques Landry a-t-il pu conserver l’anonymat, alors que plusieurs pays (à commencer par la Belgique) ont eu recours à ses services des centaines de fois.
Il y avait pourtant matière à se péter les bretelles d’avoir, au sein de son corps policier, une telle sommité, surnommée à l’étranger « l’expert venu du froid».
« Sa méthode a fait ses preuves et est encore celle qui a cours ici, comme ailleurs», souligne Katia.
Elle revient sur le dénouement d’un crime très médiatisé survenu en France en 2018, grâce à la méthode Landry. Le polygraphiste canadien avait alors reçu un appel en pleine nuit, dans son condo floridien.
-Monsieur Landry?
-Oui, c’est moi.
-C’est vraiment vous? On voulait s’assurer que vous existiez.
Aujourd’hui, Jacques Landry travaille encore, même s’il souffre d’une maladie pulmonaire. C’est un peu aussi cet état de santé précaire qui l’a incité à s’asseoir avec Katia Gagnon et – pour une fois – être celui qui se fait interroger.
Dans cette sorte de livre-testament, on éfleure au passage quelques pans de sa vie personnelle, de son enfance dysfonctionnelle, à un premier mariage difficile, jusqu’à la rencontre de la femme de sa vie, autour d’un boeuf aux carottes.
On ressent aussi l’amertume du policier envers la Sûreté du Québec où il a passé un quart de siècle, échaudé par de mauvaises expériences vécues par son frère, également ex-policier du corps provincial, et son fils qui a eu maille à partir avec la justice.
S’il poursuit d’abord sa carrière comme enseignant à l’École nationale de police avant de se lancer à son compte, on sent aussi une certaine rancœur envers quelques échecs qui lui pèsent encore sur la conscience.
L’un d’eux, l’affaire Aflalo, concerne la découverte partielle d’un corps démembré dans un boisé de Rawdon en 1987.
Le cadavre est celui de l’homme d’affaires Michel Aflalo. Les soupçons se tournent alors vers sa veuve et un autre homme, et ils écopent tous deux d’une peine de prison. Le complice sera toutefois acquitté au terme d’un deuxième procès, et ce, même si Landry demeure à ce jour convaincu de sa culpabilité, après l’avoir soumis à son interrogatoire. « Cette affaire-là, ça a été deux ans et demi, trois ans de ma vie. Je reste avec un goût amer », admet-il.
Katia Gagnon conclut notre entretien en mentionnant que le plus difficile avec des projets d’envergure comme ce livre, c’est de transmettre au lecteur l’espèce de Saint-Graal qu’elle a ressenti en écoutant toutes ces histoires fascinantes et parfois rocambolesques.
Une fois encore, la journaliste peut se targuer d’avoir réussi cette mission haut la main.
Et nul besoin d’un polygraphe pour l’avouer.
.png)
Détecteur de mensonges
Katia Gagnon et Jacques Landry
Les éditions La Presse
230 pages