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Tire de tracteurs en Beauce: hymne au carburant, hymne au vivant
Sous un ciel immaculé couleur azur, un tracteur-zamboni s’affaire à égaliser la piste de glaise. Un juge inspecte méticuleusement les installations alors qu’AC/DC résonne à tue-tête. On pèse les véhicules participants sur une balance industrielle. Les organisateurs travaillent vite, prennent les mesures de manière précise, presque brusque, tout est bien rodé. Tradition beauceronne née à la fin des années 70, samedi dernier avait lieu la 45e édition du Tire de tracteurs St-Bernard, ça aurait été un sacrilège de manquer pareil événement.
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Au menu, compétition de tire de pick-ups suivie du volet tracteurs en fin de journée. Dans les paddocks improvisés, toute une diversité motorisée défile sous mon regard illuminé de pauvre cycliste montréalais. Des six-roues surélevées à la suspension barrée, des carrosseries exotiques aux couleurs de garage, des turbo diesel à gros cylindres Heavy Duty. Une mosaïque dépareillée de bricoles à pistons allant du modèle de l’année aux vintages des décennies antérieures. L’atmosphère est prometteuse.
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Organisé par le Club Motoneige et VTT local, le tournoi propose une formule simple, mais bien plus complexe qu’elle n’y paraît. Unique à St-Bernard, l’objectif est d’aller chercher une full.
Félix, photographe officiel et fervent amateur de puissance m’explique : « Au départ de la piste, une traine à charge progressive est accrochée derrière chaque véhicule. Dès que le drapeau tourne au vert, le conducteur s’élance et la charge commence son déplacement vers l’avant, passant des roues arrière vers un plateau avant frottant au sol. Plus le véhicule progresse, plus la résistance s’accentue. Si l’engin est toujours en mouvement une fois le transfert de poids complété, une lumière s’allume, la full est réussie. »
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Lors des rondes préliminaires, le poids voyageant le long de la traine hydraulique de 22 pieds, est proportionnel à la masse du véhicule. Les catégories affichent 6 500, 8 500 et 10 500 livres. Plus un camion est lourd, plus son potentiel de tire augmente. Des charges en acier sont donc accrochées au-devant des camions pour équilibrer la structure, aider la traction et amplifier la masse, à l’image d’un boxeur qui se met du change dans les poches pour accéder aux plus hautes catégories.
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Pick-ups comme tracteurs, les participants ont deux essais, sans oublier qu’au bout de la piste, des plaques métalliques sont ancrées au sol pour soumettre les bolides à une traction finale plus exigeante. Ce n’est donc pas une compétition de vitesse, ni de distance, mais de force. Les concurrents ayant atteint l’objectif s’assurent une place en finale, car une majorité des véhicules s’arrêteront ou leurs moteurs se noieront avant d’atteindre la full tant convoitée. Au moment de départager, on augmente naturellement les charges.
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Avant le début des hostilités, je demande aux participants leurs stratégies : « ben du fuel, ben de l’air. Tu le laisses décoller pis après le pied su’a suce », dévoile avec confiance Alexis, aux commandes d’un RAM 2005. Même son de cloche chez les autres conducteurs : « Monte les révolutions au départ, quand ça raidit, crisse ça dans le fond », nuance Claude en tirant sur sa clope à bord d’un magnifique Chevrolet 1991.
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Les pilotes s’exécutent tour à tour avec impatience. Certains avec aisance, d’autres rencontrent des pépins évidents. Dans les coulisses, on s’échange par après différentes tactiques : ligne droite ou zigzags, départ lent ou rapide, pour ou contre préférer la partie sèche de l’allée.
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Il plombe une telle chaleur que l’on pourrait cuire un œuf sur les capots. L’ombre est une devise rare et les spectateurs jettent leurs tubes de crème solaire évidés. À mesure que les voitures s’exécutent, la piste située entre un poulailler et un boisé est le théâtre de gigantesques nuages de poussière alors que les tuyaux d’échappement projettent des cumulus noir charbon faisant la joie des familles en sueur coincées sur les estrades. Après chaque essai, ma lentille est couverte de suie. Les juges prennent les mesures avec tant de rigueur que leurs toupets emboucanés leur donnent des airs de mineur. L’honneur et l’intégrité de la tradition sont en jeu. On s’assure qu’il n’y ait aucune tricherie.
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Les pompiers sont également présents en cas d’accident, pour asperger la piste afin d’offrir du mordant à la glaise, mais surtout pour arroser à l’occasion la foule en plein processus de fonte. Des filles en camisole vendent de la Bud Light. Des gars avec de grosses chaînes leur en achètent dans un crépitement d’enfer sur une bande sonore country rock. Ils savent comment faire la fête à St-Bernard.
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Malgré les rivalités installées, l’ambiance qui règne est celle d’un festival. Chapeau de cowboy Agropur et sandales d’été. Les tribunes débordent de parasols et de carcasses de Smirnoff Ice tandis que le casse-croûte opéré par des adolescentes crache des avalanches de poutines. Au loin, des enfants sautillent en se baladant dans la boîte d’un pick-up.
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Entre deux tentatives, Steve lève son capot pour faire respirer le moteur : « Calisse, à 40 degrés, c’est dur sur la mécanique, j’veux pas qu’il me lâche su’a piste », lance-t-il, visiblement émotif sous le soleil de Chaudière-Appalaches. À travers les émanations de diesel, on est certes loin du TNM sur le rang Saint-Luc. La Tire de St-Bernard manifeste au premier regard l’acclamation aveuglée du pétrole gaspillé, mais il serait réducteur de voir l’événement ainsi, car la journée est l’aboutissement d’incalculables heures passées entre voisins, collègues et familles, à tenter d’améliorer l’anatomie du bolide. Plusieurs spécimens démontrent des prouesses hallucinantes d’expertise maison.
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Les participants viennent d’un peu partout dans la province. Du Bas-du-Fleuve, de l’Estrie, du Saguenay. Ce sont des mécaniciens, des gars d’excavation, de construction, des fermiers, des camionneurs. Des professions où le véhicule est un chum de longue date. Le concours rime donc avec pousser son expérimentation aux limites de ses capacités et prendre une bière une fois la partie terminée.
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Dans le stationnement, on s’affaire aux dernières préparations à gros coups de ratchet et de vidage de glacière pour refroidir le gaz. Un travail d’équipe discipliné qui met de l’avant l’initiative de chacun. Certains véhicules arborent des partenariats père-fils ou conjoint-conjointe, comme Stéphane et Françoise, seule femme en compétition, aux commandes d’un immense camion ostentatoire de classe 10 500.
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Tandis qu’Alexis et son gros RAM volent le show avec des full consécutives. Les premiers tracteurs font leur entrée sur la balance tels des dinosaures avec leurs roues démesurées.
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« Ça fait rien qu’virer d’sous, yé trop fort, y’accroche pas », maugrée Cedric Jacques, originaire de St-Joseph de Beauce après son premier essai. « Ma stratégie, c’était de décoller le plus vite possible, avoir un air d’aller pour mieux affronter la progression. », confie l’agriculteur qui en est à sa première compétition de pick-ups après avoir participé aux éditions précédentes derrière le volant de son tracteur.
« Mon truck, j’le roule dans rue, mais les autres sont venus sur des remorques. Ils sont allés chercher des pièces aux États. Certains droppent 100 000 $ au concessionnaire pis un montant égal en modifications. Le mien est pas stock pour autant, j’ai mis une puce de lecture qui aide à augmenter la force, une pompe à fuel mécanique que j’ai grossie. Plein d’affaires. Au total, j’ai investi 25 000 $ en ajustements. Tsé, je joue pas au golf, c’est ça mon passe-temps. »
Il me propose d’embarquer à ses côtés pour sa deuxième tentative. J’accepte sans hésiter. On saute dans son GMC Sierra 2005 et se place en file. « Attache pas ta ceinture, t’es en Beauce icitte. » J’obéis, incapable d’enlever mon sourire d’excitation.
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La sled est accrochée, c’est l’heure de vérité, mon cœur palpite devant la piste libérée. Ne démontrant aucun stress, mon pilote enfile un départ expéditif avec élégance. Malgré la vélocité, on sent le camion travailler calmement, jusqu’à ce que notre élan ralentisse, j’encourage en hurlant notre poulain à quatre roues. Cedric met toute la gomme. Le moteur abandonne à 19,6 pieds, soit 89 % du transfert complété. La foule félicite l’excellent résultat du concurrent local. Ce dernier cache difficilement sa fierté, lui qui se vante « d’utiliser de l’huile ben normale».
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Remis de nos émotions, il me lance. « Il y en a des plus compétitifs que d’autres, comme dans tout, mais la plupart, c’est pour avoir du fun, tester ses connaissances en mécanique ». Un agent de sécurité enlève ses bouchons et acquiesce : « Au départ, c’était juste des Beaucerons, un truc d’icitte pis y’avait des tournois dans toutes les villes de la région. Asteure, l’argent est rendu un facteur important. Il reste 10 % de locaux, le monde vient de partout et y’a des bourses intéressantes. »
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Pascal Ruel, de Bellechasse, est un vétéran décoré de la tire: « Au début, je finissais souvent premier, mais là c’est pu pareil, le sport évolue. On va voir comment ça va se dérouler», m’a-t-il dit en début de journée. Plus tard, on m’apprend que son Dodge rouge 1993, qui fait tourner toutes les têtes, n’a plus ce qu’il faut pour voler la vedette. Malgré des performances honnêtes, l’époque où il faisait la pluie et le beau temps semble derrière lui et les rumeurs ont eu raison.
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En occurrence, l’intimidante équipe Rioux a fait dix heures de route en provenance de Lebel-sur-Quévillon pour venir frotter leur rutilante machine à celles des Beaucerons. Ils ne sont pas arrivés avec un petit camion et la compétition s’est avérée presque facile.
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17 h sonne le départ de l’épreuve Pro Farm, une classe open où se pavanent autant des vieux tracteurs des années 60 et 70 que de gigantesques John Deer contemporains qui éructent du feu. À l’aide d’une pelle mécanique, les blocs de ciment sont ajoutés à la traine. Plus les festivités se prolongent, plus les applaudissements retentissent et les canettes au sol s’accumulent. Environ un millier de curieux sont présents à se faire bronzer les tatouages.
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Au moment d’accueillir les premiers opposants, Félix réitère, « tout est custom là-dedans. N’a pas un qui va dans l’champ, check ben ça ». Les règlements sont les mêmes que la classe pick-ups, mais avec les deux roues du devant bien haut dans les airs, les tracteurs s’exécutent avec un sens du spectacle évident. On m’explique que la tire est un événement très québécois, peu populaire en Ontario, tandis que les États-Unis sont considérés comme la Mecque et un lieu de visite très attendu dès l’ouverture des frontières.
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Les conducteurs de tracteurs embellissent leurs monstres agricoles de noms peinturés au panache redoutable. Black Angel, Punisher, Terminator. Les performances inégales s’enchaînent toutefois. « L’turbocompresseur n’est pas embarqué », scande Félix entre deux clichés. Au bout de la piste, certains sont déçus, d’autres lèvent le poing victorieux, plusieurs sont là pour acquérir de l’expérience.
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Je me questionne devant tout cet artifice. Jouissance pétrolière et glorification archaïque du moteur, suis-je complice d’une ode anti-écologique? Loin de moi l’idée de me désolidariser de mes nouveaux amis, je m’abstiens de ne pas confronter les moeurs et ses valeurs. En dépit de la chaleur qui frise les records, les changements climatiques ni la pandémie ne sont à l’agenda. La date du 21 août est réservée aux petits plaisirs de l’excès.
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Une brise de soirée souffle sur la plaine venant alléger les brûlures. Des travailleurs saisonniers contemplent la scène du haut des estrades en sirotant quelques bières froides. À mon départ, l’animateur au micro n’a toujours pas dérougi. On ne signale aucun accident, aucune explosion ou bagarre, juste une journée caniculaire où l’on s’imbibe d’un parfum de gazoline et se laisse attendrir par la douceur des milliers de chevaux-vapeur combinés. En sillonnant seul une Beauce vallonnée à l’heure magique tout droit sortie d’une scène de Days of Heaven, où les cultures dorées scintillent de somptuosité, je m’étonne à déjà m’ennuyer de la pétarade du passé.