Sur le boulevard Bourque, les pancartes électorales s’alignent comme autant de promesses. Des slogans souriants, laminés sur du plastique. Et, au milieu de cette tapisserie d’ambitions, une affiche plus timide : celle de Tirad Badawi.
Le nom vous dit peut-être quelque chose, le prénom moins. Tirad, 21 ans, est le fils de Raif Badawi, ce blogueur saoudien condamné pour avoir écrit trop librement. Dix ans plus tôt, sa peine de mille coups de fouet avait fait le tour du monde.
Mais ici, sur les trottoirs de l’Estrie, son fils mène un autre combat : il brigue un siège au conseil municipal.
Rencontre avec un jeune homme qui transforme l’héritage en engagement.
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Le poids d’un nom
Silhouette svelte, tignasse indocile, veston cintré : Tirad, né à Djeddah, au bord de la mer Rouge, n’a pas l’air d’un héritier de tragédie. On le croiserait dans un café étudiant, un tract à la main, sans deviner qu’il porte sur ses épaules un pan de l’histoire controversée du Moyen-Orient.
« Je me souviens des gens qui arrêtaient mon père dans la rue pour le prendre en photo… ou l’insulter. Je pensais que c’était normal. »
Quand les fleurs du Printemps arabe ont commencé à se faner, l’étau s’est resserré sur l’auteur derrière la page Free Saudi Liberals. Sa femme, Ensaf Haidar, fuit avec Tirad et ses deux sœurs vers le Liban. Raif devait les rejoindre. Il ne les reverra jamais.
Arrêté, il est accusé « d’insulte à l’islam » et d’autres délits liés à ses écrits. En 2014, la sentence tombe : dix ans de prison, mille coups de fouet, et une amende d’un million de riyals.
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Du désert à l’Estrie
Après deux ans d’exil, la famille atterrit au Québec en plein Halloween. « On pensait qu’on allait à Québec, avec le château Frontenac et les chutes Montmorency, rigole Tirad. Finalement, on nous a mis dans un autobus pour Sherbrooke. »
Début d’une autre vie. L’inconnu total. À dix ans, il ne comprend pas le français ni tout à fait pourquoi il n’entend la voix de son père qu’au téléphone ou pourquoi des inconnus brandissent sa photo dans la rue.
Plus qu’un refuge, Sherbrooke devient vite un ancrage où l’adaptation est inévitable. « Tu peux pas aller au dépanneur sans parler la langue. C’est une immersion totale, alors t’apprends vite. On le dira jamais assez : bravo à tous les nouveaux arrivants qui s’accrochent, qui apprennent, qui enrichissent le Québec. C’est difficile, mais c’est un beau processus. »
Il parle avec une tendresse un peu nostalgique de cette jeunesse tout juste quittée. Somme toute banale, truffée d’amis et de parcs, à quelques exception près. « On faisait plein de trucs que mes amis ne faisaient pas. Des entrevues, des voyages pour recevoir des prix, des conférences… C’était notre normalité. »
En 2018, il devient officiellement Canadien. « L’Arabie saoudite ne permet pas la double nationalité. Alors, j’ai maintenant un seul passeport, et il est canadien. »
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Après le secondaire, les invitations pleuvent. Conférences, plateaux, stages. Il décline d’abord, par modestie. Il veut simplement vivre comme les autres personnes de son âge, aller au cégep. Jusqu’à ce qu’un cinéaste de l’ONF, devenu ami puisqu’il le suit depuis huit ans pour un documentaire, lui glisse un conseil qui résonne chez lui : « Profite de ces occasions-là. Elles n’arrivent pas à tout le monde. »
Alors, il se lance. Les réseaux sociaux d’abord, les collaborations ensuite. Depuis plus d’un an, il parcourt les écoles du Québec avec PDF Québec, un organisme qui fait la tournée des classes pour parler de droits des femmes, de laïcité, de démocratie. « Ce sont mes priorités, parce qu’on le voit bien, ces temps-ci, il ne faut rien prendre pour acquis. »
Un jeune homme du coin
En ce lundi de l’Action de grâce où il m’accueille chez lui, Tirad revient d’une tournée de porte-à-porte et d’une rencontre avec des aînés dans une résidence. Rien de spectaculaire. Juste de la politique à échelle humaine, celle qui commence dans les escaliers d’un bloc ou au comptoir d’un marchand.
Il se présente dans le district de Rock Forest, où quatre autres candidats se disputent la même chaise au conseil municipal. Pas besoin de grandes envolées. Tirad fait les choses à sa manière, un sourire franc accroché au visage. « Je voulais commencer là où les décisions touchent directement les gens. C’est une politique de proximité, une façon de redonner à la communauté qui nous a tant donné. C’est notre famille, au fond. »
Ayant toujours baigné dans la politique, il savait qu’un jour, elle finirait par le rattraper.
« Mais je ne me considère pas comme un politicien. Plutôt comme quelqu’un d’impliqué dans sa communauté, dans quelque chose de concret. »
C’est dit sans calcul, sans posture. Avec cette sincérité un peu désarmante de ceux qui croient encore qu’on peut changer le monde, une poignée de main à la fois.
Assez connu dans la région, il a choisi d’être candidat indépendant, pour que sa voix demeure libre. Un équilibre dans la balance du pouvoir. « Je ne veux pas suivre une ligne de parti. Je veux être joignable, que tous les gens de Rock Forest puissent m’appeler. »
De loin le cadet de sa délégation, il avoue être surpris par l’accueil autant des aînés, que des jeunes et des familles. Tous curieux, l’enthousiasme est contagieux. S’il sait qu’il incarne à la fois la jeunesse et la diversité, il refuse qu’on le réduise à ça. Ici, il se sent chez lui. Après deux semaines de campagne, ce qui le frappe surtout, c’est l’énergie rencontrée. Une soif de changement, une audace.
Il le dit dans un français clair, précis, un peu chantant, qui glisse sur la bienveillance. « Les citoyens ont envie de participer », explique-t-il simplement.
Tirad Badawi s’estime fier d’exercer la démocratie, même s’il garde les deux pieds sur terre. « C’est beaucoup de boulot », reconnaît-il. Les journées sont longues. Entre les discours, il faut poser les pancartes, gérer les bénévoles, frapper aux portes, parler loyers, transport, taxation. Il veut être un élu réactif, ancré dans le réel. Parler du coût de la vie, questionner les factures qui grimpent trop vite, non pas pour bloquer les projets, mais pour comprendre, et s’assurer que chaque dollar serve vraiment aux citoyens.
Son ambition, au fond, tient en une phrase : « Représenter tout le monde ».
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La petite pancarte
L’enregistreur arrêté, sa mère m’invite à rester pour le souper. Tirad insiste. Autour de la table, le thé fume entre les rires et les conversations. Najwa, Miriyam, toute la fratrie réunie. On parle d’éducation, de milieu hospitalier, de cellulaires, de région et de métropole. Un échange familial, sur fond de campagne électorale jamais bien loin.
Ensaf, d’ailleurs ancienne candidate du Bloc québécois en 2021, dépose sur la table des quesadillas à la saoudienne, garnies d’olives et d’une huile épicée aussi délicieuse que surprenante.
Dans le condo, les murs sont tapissés de diplômes et de prix. Il ne manque que la voix du père, absente, mais partout présente.
Raif Badawi n’a encore jamais mis les pieds ici. Citoyen d’honneur de Montréal, nommé deux fois au Nobel de la paix, il demeure prisonnier d’un pays qu’il a trop questionné. Sorti de prison en 2022, mais pas du royaume. Dix ans d’interdiction de sortie. Dix ans, encore, sans étreintes. La famille ne s’est jamais retrouvée au complet, par peur des représailles.
Et pourtant, son écho plane toujours, entre deux drapeaux qui ne parlent pas la même langue.
Alors oui, la pancarte de Tirad est peut-être plus petite que les autres. Moins de budget, moins de slogans, moins de promesses. Mais elle porte plus qu’un nom, elle raconte une filiation, un pari au nom de la démocratie.
Cette filiation, c’est celle d’un gamin de dix ans qui croyait que la liberté tenait dans un téléphone, et qui, onze ans plus tard, frappe aux portes de ses voisins pour en défendre une autre version, plus concrète, plus quotidienne, plus locale.
Et dans cette simplicité-là, dans ce retour de faveurs, il y a quelque chose de beau. Parce qu’au fond, les plus petites pancartes portent souvent les plus grandes histoires.
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