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The Game of Drones

Par
Elisabeth Meur-Poniris
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Dans ma liste des sujets à éviter à l’heure du déjeuner, je place le conflit israélo-palestinien en première position.

Si Ayelet Shaked dénonce des pratiques manipulatrices, les mécanismes de propagande israéliens sont eux aussi bien rodés : il suffit de jeter un œil au fil Twitter des Forces de Défense israéliennes ou de se rappeler de la campagne de soutien menée par un distributeur local de Garnier, offrant aux soldates de Tsahal une peau douce même sur le front de guerre, pour s’apercevoir que l’armée israélienne est gérée comme une marque dont les slogans évoluent au gré des opérations. Ici à nouveau, on peut s’interroger sur le choix de traduire la dernière manœuvre en date, signifiant littéralement “roc inébranlable”, par “bordures protectrices” (“protective edge”), formule qui met davantage l’accent sur la nécessité pour un Israël entouré d’ennemis de se barricader derrières des murailles. Une interprétation plutôt inspirée, liée au succès de Game of Thrones sans doute.
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Ce qui nous semble donc à prime abord être une information neutre ne l’est en réalité pas le moins du monde. À l’inverse, nous avons tendance à nous méfier des discours trop militants, parce qu’ils manquent d’objectivité. “Au mot conflit, je préfère le mot conquête” a dit mercredi le journaliste Max Blumenthal, invité à témoigner à l’occasion d’une session extraordinaire du Tribunal Russell sur la Palestine, à Bruxelles. Parler de conquête, c’est mettre en avant la stratégie d’accaparement des ressources que mène Israël, éclipser l’aspect ethnico-religieux du conflit pour mieux souligner son caractère politique. C’est aussi affirmer l’existence d’une asymétrie au sein des forces en jeu. C’est proposer une représentation différente d’un conflit hypermediatisé et c’est en quelque sorte la mission de ce tribunal d’opinion auquel j’ai eu l’occasion d’assister.
Né en 1966 dans le contexte de la guerre du Vietnam, le Tribunal Russell vise à examiner à la loupe du droit international les crimes de guerres qui, aux yeux du comité organisateur, n’obtiennent pas assez d’attention de la part des institutions politiques et juridiques traditionnelles. Constitué de juristes éminents mais également de personnalités populaires reconnues pour leur engagement social – y figuraient notamment le cinéaste Ken Loach et le chanteur Roger Waters – ce tribunal qui n’a de compétence que de celle d’offrir un espace de parole à accueilli tout au long de la journée des experts juridiques, en balistique mais aussi des journalistes renommés, médecins et travailleurs humanitaires palestiniens, israéliens et d’ailleurs. L’objectif de cette journée était de déterminer si
Israël
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est coupable de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité ou même de génocide. Mais comme l’a souligné très vite le premier expert entendu, Paul Behrens, la définition juridique de génocide est différente et plus restreinte que son entendement courant. Il faut parvenir à identifier des personnes – les états ne peuvent être poursuivis – qui auraient agit avec l’intention claire d’exterminer un groupe d’être humains se définissant par une appartenance nationale, ethnique, raciale ou religieuse. Si la population palestinienne correspond à cette définition, on ne peut cependant pas tenir compte des attaques visant le Hamas, groupe politique. Il s’agit donc d’établir les dommages causés à la société civile et de démontrer leur caractère intentionnel.
Le gouvernement israélien a par ailleurs été convié à assurer sa défense mais n’a pas donné suite à l’invitation.
« Haïr les arabes ce n’est pas du racisme, c’est une valeur »
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David Sheen, journaliste canadien vivant en Israël était invité à témoigner des incitations à la haine parcourant la société israélienne. Citant à travers un diaporama glaçant des figures marquantes de la scène politique, des autorités religieuses ou tout simplement de jeunes adolescents s’exprimant sur Twitter, David Sheen nous met face à une rhétorique mêlant eugénisme, inspirations bibliques et appel à la violence. À titre d’exemple, le premier août 2014, le jour le plus sanglant de l’opération dite « Bordures protectrices », un des blogueurs attitrés du Times of Israel publiait un article intitulé « Quand le génocide est permis », dans lequel il décrivait l’extermination totale de la population palestinienne comme une question de vie ou de mort que la communauté internationale n’est malheureusement pas en mesure de comprendre. Rapidement retiré du site, son auteur, Yochanan Gordon, regrettait cependant sur Twitter que le journal ait cédé à la pression.
Au-delà de ce sentiment d’insécurité exacerbé, c’est le racisme qui s’exprime, aussi bien dans la société civile que dans les rangs des Forces de Défenses : « Nous avions tellement l’habitude de nous percevoir comme supérieurs que la résistance était pour nous inacceptable, nous nous sentions insultés » dit Eran Efrati, partageant son expérience d’ex-soldat de Tsahal, qui a depuis travaillé pour l’organisation Breaking the Silence, visant à briser la censure autour des agissements de l’armée israéliene. À travers l’exemple de l’assassinat du civil Salem Shamali par un sniper israélien, c’est tout un système nourri de frustrations et encouragé par l’impunité que le “refuznik” est venu dénoncer.
Les serpents de Ayelet Shakeh.
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Pour Max Blumenthal, les palestiniens ne sont pas représentés comme des personnes (“unpeople”). Pour ce journaliste, l’accusation de crime de guerre est à mettre en perspective avec l’idéologie sioniste, qui idéaliserait une certaine pureté ethnique. On ne peut s’empêcher de penser au documentaire Would you have sex with an Arab? quand David Sheen explique le tabou autour des mariages mixtes par le recyclage d’un épisode biblique, celui de Phinées qui punit dans le sang les israélites coupables de relations sexuelles avec des païennes. Plus terre-à-terre que l’argument raciale, c’est la méconnaissance totale des jeunes israéliens envers leurs voisins et inversement que Sheen souligne. Il met également en avant le manque de volonté politique pour régler ce problème : il avait été proposé au parlement d’introduire une heure par semaine d’éducation anti-raciste à l’école. Cette proposition à été rejetée par la majorité des députés.
« Aucune de ces vaches n’était pourtant membre du Hamas »
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C’est avec un certain humour que Martin Lejeune, journaliste, décrit la destruction de la plupart des usines et zones industrielles de Gaza lors des 50 jours de l’opération dite “Bordures protectrices”, dont un élevage de près de 130 vaches innocentes. En tout, c’est plus de 200 qui sont parties en fumée.
La disproportion entre le nombre de victimes civiles palestiniennes et israéliennes a souvent été mise en avant et je ne m’y attarderai pas ici. On sait également que des écoles et des hôpitaux ont été visés lors des bombardements : 17 des 32 hôpitaux de Gaza ont été détruits, 144 travailleurs médicaux ont été directement pris pour cible.
Parmi les pertes, une usine de confiseries qui produisait 5 tonnes de bonbons par jour.
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Mads Gilbert, médecin humanitaire, a affirmé à la demande des jurés n’avoir jamais vu de missiles abrités dans aucun des bâtiments qu’il a pu fréquenter durant ses quatre ans de service à Rafah. Paul Mason, journaliste, a dit avoir constaté la présence de rockets dans des bâtiments scolaires abandonnés mais en aucun cas dans ceux abritant des enfants.
Du point de vue du droit international, un génocide peut également être causé par la destruction des conditions d’existence d’une population. Depuis l’opération, 450 000 civils n’ont pas accès à l’eau et bénéficient de seulement 4 heures d’électricité par jour. D’un point de vue plus large, on peut également prendre en considération l’assèchement du fleuve Jourdain rendant impossible l’agriculture dans certaines régions. Les dégâts causés par les bombardements (42 000 hectares de terres ont été directement endommagés), la pollution chimique entraînant des phénomène de désertification, la destruction des nappes aquifères …
L’implication de la communauté internationale
Les États-Unis et
Israël
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entretiennent des échanges commerciaux florissant dans le secteur de l’armement. En 2007, le gouvernement Bush et le gouvernement israélien ont conclu un accord de 30 milliards de dollars en assistance militaire pour la période 2008 – 2018. Desmond Travers, colonel irlandais à la retraite ayant fait partie du comité d’experts de l’ONU pour l’opération sur Gaza en 2009, explique les opérations menées par
Israël
servant de laboratoire à de nouveaux types d’armes qu’elle revend ensuite sur le marché international, aux États-Unis notamment. Agnès Bertrand, lobbyiste pour l’association des organisations européennes de développement protestantes, anglicanes et orthodoxes, rappelle qu’
Israël
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est également le pays extra-communautaire le plus impliqué dans des programmes économiques, académiques ou scientifiques avec l’Union européenne.
Une complicité qui pourrait nuire aux États-Unis ainsi qu’à l’Union européenne et qui explique notamment le zèle déployé par ces deux acteurs pour enterrer le rapport Goldstone, commandité par le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies et faisant suite à l’opération Plomb durci, en 2009. Agnès Bertrand estime que la confrontation des responsables israéliens est impossible tant que l’Europe et les États-Unis bloqueront l’accès aux mécanismes judiciaires internationaux. Selon elle, l’octroi des aides humanitaires envoyés à la Palestine serait conditionné par l’abandon de toute poursuite.
Desmond Travers nous présente un spot publicitaire pour la bombe tapis, la musique est entrainante, le résultat un brin surréaliste.
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La journée a été longue et beaucoup d’informations ont été données. À nouveau, on peut bien entendu se questionner sur la partialité de ces sources et tenir compte du fait que le Tribunal Russell cherchait avant tout à accumuler des preuves à l’encontre du gouvernement israélien dans le but de présenter ses recommandations, le lendemain, devant le Parlement européen. Le public lui même affichait souvent son soutien aux différents témoins, même si, comme il a été repété plusieurs fois, dans un tribunal on n’applaudit pas. Cherchant avant tout à “prevenir le crime de silence” le tribunal a été la rencontre entre des témoignages venus d’horizons différents. Et pourtant deux des palestiniens conviés n’ont pas pu obtenir d’autorisation pour quitter le territoire (L’avocat et directeur du centre palestinien pour les droits de l’Homme, Raji Sourani et le cinéaste Ashraf Mashharawi).
D’ici, il est difficile de se faire une idée, même si certaines images marquent plus que d’autres : aujourd’hui, un enfant palestinien de 8 ans aura déjà connu quatre opérations militaires au cours de sa vie. Difficile aussi de ne pas être mal à l’aise quand vous regarderez les visages des très jeunes soldats de Tsahal morts au combat. Je ne suis pas avocate, je ne suis même pas vraiment journaliste mais j’ai le sentiment que la situation là-bas mérite qu’on s’y intéresse plus sérieusement, même à l’heure du déjeuner.
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Vous pouvez trouver le résumé des conclusions tirées par les jurés ici.
Illustrations : Ciro Fanelli, présent à mes côtés au tribunal