En 1968, le journaliste new-yorkais Tom Wolfe présente un véritable ovni littéraire. Adepte du Nouveau journalisme, mouvement prônant l’inclusion d’une vérité plus subjective et d’une écriture plus littéraire dans la presse, l’américain fait paraître un texte qui fera école, The Electric Kool-Aid Acid Test. L’ouvrage, qui a 50 ans cette semaine, aura ouvert pas mal de portes avec le temps.
Les Pranksters
Envoyé à Los Angeles pour rencontrer Ken Kesey (écrivain et accessoirement gros chef bandit recherché par le FBI) suite à son arrestation pour possession de marijuana, Wolfe pogne visiblement de quoi. Plutôt que de ne publier qu’un simple portrait du romancier, il décide de suivre Kesey (après sa libération) et son groupe de semi-nomades, les Merry Pranksters, dans leurs derniers moments et surtout, de témoigner de leurs aventures, tout en laissant une belle marge de manœuvre critique.
L’ouvrage de Wolfe raconte la genèse du flower power, du mouvement hippie et la fin des beatniks dans une Amérique des années 60 en grands changements.
Le plus intéressant à retenir ici, ce n’est pas l’histoire des Pranksters en soi. Aussi rocambolesque et invraisemblable qu’elle soit, cette histoire vient dans un sens servir de prétexte pour nous présenter une époque, un mouvement complet. L’ouvrage de Wolfe raconte la genèse du flower power, du mouvement hippie et la fin des beatniks dans une Amérique des années 60 en grands changements. Et comme les Pranksters avaient le don de se pointer sans invitation à presque tous les grands rendez-vous de l’Histoire, les anecdotes sont multiples.
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Tests, drogues et rock’n’roll
Wolfe témoigne ainsi de l’apparition du LSD et des psychotropes chimiques aux États-Unis, issus du programme MK-ULTRA (salut les conspirationnistes!) et à leur popularisation par Kesey et ses Acid Tests , sortes de soirées organisées dans la région de San Francisco, où des centaines de personnes intoxiquées écoutent de la musique psychédélique sous fond de projections expérimentales. Si vous n’avez jamais pris de LSD ou n’en connaissez tout simplement pas les effets, voici un vidéo de l’excellente émission (subventionnée!) néerlandaise Drugslab.
Tout ça sur fond de développement d’une nouvelle contre-culture politisée, de guerre du Viet Nam et de rébellion anti-capitaliste.
Wolfe assiste aux premiers faits d’armes des Hell’s Angel’s, présentés aux Pranksters par l’illustre Hunter S. Thompson, alors en rédaction de ce qui deviendra l’une des bibles du gonzo. Hell’s Angels: The Strange and Terrible Saga of the Outlaw Motorcycle Gangs, le premier livre documentaire de Thompson, dressera en effet les bases d’un nouveau type de journalisme, non trop éloigné de celui de Wolfe lui-même.
Wolfe relate les rencontres entre Jack Kerouac et les Grateful Dead, ainsi que des rendez-vous manqués avec le psychologue Timothy Leary et les Beatles. Tout ça sur fond de développement d’une nouvelle contre-culture politisée, de guerre du Viet Nam et de rébellion anti-capitaliste. Pour bien comprendre le personnage de Kesey, je vous laisse ici ses déclarations à la police, après sa première arrestation en 1964.
Une Amérique en changement
Les Pranksters sont les témoins d’une Amérique révolue. Ils évoluent dans un monde qui leur devient étranger, se rebellant contre les autorités et le grand public qui ne comprend pas, qui n’est pas « avec l’autobus ». À bord de leur véhicule nommé Further, un ancien bus scolaire reconverti, ils parcourent les États-Unis, le Canada et le Mexique de long en large, comme l’avait fait Kerouac dans On the Road quelques années plus tôt. Ils pourront d’ailleurs compter dans cette épopée sur les talents de Neal Cassady, le Dean Moriarty du roman, encore plus weird et ravagé par les amphétamines que jamais. Et ils inspireront aussi la jeunesse comme Kerouac l’avait fait auparavant.
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Irrévérencieux, l’auteur et intellectuel prônera tout le long de sa vie le très nietzschéen dépassement de soi, par l’usage de drogues.
Si l’histoire impressionne par sa densité et son absurdité, elle fera tout de même école. Kesey sera bientôt considéré, avec le recul, comme l’un des instigateurs du mouvement hippie, bien que plusieurs l’aient discrédité sur le coup. Irrévérencieux, l’auteur et intellectuel prônera tout le long de sa vie le très nietzschéen dépassement de soi, par l’usage de drogues. Il étudiera longtemps des concepts comme l’intersubjectivité ou la communication télépathique, qui lui vaudront un fort aura de spiritualisme nouvel âge, mais qui influenceront pas mal de monde. C’est d’ailleurs en partie cette idée d’intersubjectivité qui inspirera les créateurs de l’ARPANET, ancêtre du web actuel, qui étaient dans plusieurs cas des universitaires hippies notoires.
L’héritage d’Acid Test
Sans non plus vouloir exagérer l’influence de Ken Kesey sur la société américaine, alors que le grand public ne le connaît bien souvent que pour son célèbre Vol au-dessus d’un nid de coucou, Wolfe fait tout de même de l’écrivain une sorte de vecteur, de prétexte, pour dresser un portrait de la société dans laquelle il vit. Mais reste qu’encore 50 ans plus tard, l’importance de ce texte est toujours notable.
Il agit notamment comme témoin d’une révolution et de la création d’une culture menée de front par une jeunesse révoltée, à l’aube d’un futur qui leur laissera plus de place que leurs parents n’en auront jamais eu. Bien que tous n’adhéraient pas nécessairement au mouvement hippie, il reste que cette nouvelle contre-culture aura un impact majeur sur la société et la culture de l’époque. Aujourd’hui, au Québec, un événement semblable semble sur le point de se présenter à nous. En effet, vers 2020, les milléniaux deviendront démographiquement majoritaires chez nous. Ils le sont même déjà dans le reste du Canada.
Si les jeunes de l’époque se sont servis de leur influence pour combattre la guerre, reste à savoir ce que les jeunes d’aujourd’hui feront de leur nouveau pouvoir.
Sans dire que ça s’annonce être une révolution majeure, ce sera la première fois depuis un bon bout de temps que la jeunesse détiendra la majorité du pouvoir dans une société occidentale. Mais pour cela, il leur faudra à eux aussi des leaders charismatiques, des écrits témoignant de leur réalité et des mouvements rassembleurs, non pas qu’en termes idéologiques, mais aussi de mode de vie et de représentation du monde. Si les jeunes de l’époque se sont servis de leur influence pour combattre la guerre, promouvoir des événements culturels révolutionnaires comme Woodstock, lutter contre les injustices raciales ou tenter de décriminaliser certaines drogues, reste à savoir ce que les jeunes d’aujourd’hui feront de leur nouveau pouvoir.
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Sinon, si vous voulez en apprendre plus sur les Merry Pranksters, je vous conseille fortement le documentaire Magic Trip, de Alison Ellwood et Alex Gibney!