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Thanadoulas, ces doulas de fin de vie

« Nous sommes des gardiens de l'âme. »

Par
Daisy Le Corre
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Parmi les images qui défilent et reviennent régulièrement dans ma tête, il y a celle de ma grand-mère bretonne assise chaque matin sur l’immense table de la salle à manger, son journal Ouest-France posé face à elle, un stylo bic dans la bouche et cette phrase culte aussi drôle que cynique : « Bon alors, qui est mort ce matin, hein? Daisy, viens voir, peut-être qu’on connaissait quelqu’un! » La rubrique « Obsèques » faisait partie de ses préférées, après les faits divers évidemment. Je crois qu’elle trouvait ça divertissant.

Ma grand-mère était l’une des rares personnes à parler de la mort aussi facilement, sans réel tabou. Quand il lui arrivait d’avoir mal quelque part ou de se fracturer l’épaule une énième fois (elle était d’une maladresse folle), on l’entendait dire : « Ça partira avec la bête, t’inquiète. » Elle prenait aussi un malin plaisir à nous raconter les soirs où, enfant, elle allait « garder les morts » lors de certaines veillées mortuaires (rite breton d’antan). C’est elle aussi qui, lorsque j’avais 12 ans, m’avait recommandé de lire La légende de la mort d’Anatole Le Braz (je ne pouvais plus fermer l’oeil de la nuit : merci, Mamie).

Elle répétait que la mort faisait partie de la vie, qu’il fallait s’y préparer et prendre soin de sa fin, tant bien que mal.

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Elle avait presque hâte à la mort, parfois. Elle le clamait haut et fort, d’abord pour retrouver son Désiré (mon grand-père décédé en Indochine à 27 ans), mais aussi parce que la vie l’épuisait, tout simplement. Elle répétait que la mort faisait partie de la vie, qu’il fallait s’y préparer et prendre soin de sa fin, tant bien que mal.

En y repensant, je me dis que ma grand-mère aurait sûrement été une thanadoula ou doula de fin de vie incroyable. Si cela ne vous dit encore rien, c’est normal, la profession est encore relativement récente. Aux États-Unis, on en parle depuis le début des années 2000, mais au Québec, il a fallu attendre que Nancy Richard, fondatrice et directrice de l’école Cybèle à Montréal, lance une formation sur mesure. « Il y a deux ans, il n’y avait encore rien au Québec », dit-elle. En France, cela commence doucement à faire son chemin, mais de nombreux Français et Françaises font d’ores et déjà partie de la clientèle de Nancy.

«Nos mains sont là pour réconforter et faire des câlins, c’est tout. Et c’est déjà beaucoup!»

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Mais au fait, c’est quoi, une thanadoula? « C’est quelqu’un qui épaule une personne en fin de vie (ayant reçu un diagnostic de maladie terminale) ainsi que ses proches, résume simplement Nancy Richard. Il faut bien comprendre qu’il ne s’agit pas d’une profession médicale : nos mains sont là pour réconforter et faire des câlins, c’est tout. Et c’est déjà beaucoup! »

Autre idée reçue à déconstruire : ce n’est pas parce qu’on a vécu beaucoup de deuils au cours de sa vie qu’on cherche à devenir thanadoula. « De la même manière qu’un dentiste n’est pas forcément devenu dentiste parce qu’il a eu beaucoup de caries! », lance en riant la directrice de Cybèle, en rappelant les bases de la profession : aimer les humains, les respecter (ainsi que leurs croyances) et leur faire du bien, avec toute l’empathie du monde.

« Moi, j’ai voulu être thanadoula pour apprivoiser la mort, et en avoir moins peur », rebondit Marie-Josée, une diplômée de l’école désormais à son compte qui a commencé en tant que bénévole en soins palliatifs.

Être aux petits soins de celles et ceux qui s’apprêtent à rendre l’âme pour rendre le moment plus paisible, et respecter leurs dernières volontés à la lettre, telles sont les missions des thanadoulas. « Qu’est-ce que la personne veut vraiment? Certains ne sont pas capables d’en parler avec leurs proches pour X raisons, explique Marie-Josée. Il s’agit d’identifier où sont les besoins et comment on peut intervenir. Ensuite, on est comme un chef d’orchestre qui vient amener de la douceur pour que tout se déroule bien. On amène un moment de lumière en fin de vie, ce n’est pas morbide du tout, au contraire. C’est souvent très beau à voir. »

«Il faut arrêter d’en faire un tabou : plus on va en parler, plus on va se l’approprier, moins on en aura peur. Pour moi, la mort, c’est de la vie.»

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« Je le fais parce que la mort fait pleinement partie de la vie, renchérit-elle. Alors parlons-en, il faut arrêter d’en faire un tabou : plus on va en parler, plus on va se l’approprier, moins on en aura peur. Pour moi, la mort, c’est de la vie : je vis bien plus ma vie depuis que je fais de l’accompagnement fin de vie. »

Pour Claude-Hélène aussi, la mort est sacrée (au sens non religieux). « Il y a quatre ans, j’ai pu accompagner la fin de vie de ma grand-mère maternelle en maison de soins palliatifs et ça a été un moment charnière », raconte celle qui a terminé sa formation de thanadoula en ligne en décembre 2021 via une association américaine, la INELDA.

« À vrai dire, j’ai été confrontée à la mort assez jeune, plusieurs de mes frères et soeurs sont décédés. Mais je n’ai découvert que récemment que c’était ma vocation », raconte celle qui regrette le manque de douceur et de bienveillance à l’égard des personnes en fin de vie. « Pendant que ma grand-mère était inconsciente dans son lit, je lui lisais des livres sur la mort justement, ils étaient dans sa bibliothèque. J’avais la conviction profonde que je pouvais faire une différence et surtout qu’elle ressentait quelque chose, qu’elle nous entendait. Il lui fallait de la sérénité, j’avais l’impression de le sentir. Elle est décédée paisiblement et j’ai éprouvé une grande paix et une grande fierté d’avoir pu faire une petite différence dans sa fin de vie », rapporte avec émotion Claude-Hélène, qui aime se décrire comme une « gardienne de l’âme ».

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En discutant avec mes interlocutrices, une question me taraude : pourquoi on ne parle des thanadoulas que maintenant ? « Dans les années 40, on était plus confrontés à la mort que maintenant en raison de la guerre, des maladies, etc. Et puis, il y a eu les baby-boomers, qui ont tout fait pour oublier la mort, mais qui se retrouvent maintenant… en fin de vie! », explique Nancy, qui avoue que la pandémie a également joué un rôle clé pour remettre en lumière cette profession (qui a finalement toujours existé, mais sous d’autres formes et sous d’autres cieux).

«On n’a plus vraiment le temps d’être tristes non plus, dans cette société qui court après la performance en permanence.»

« Beaucoup de gens ont été confrontés à la perte d’un proche, et ils ont réalisé que la mort pouvait arriver à tout moment… Ça fait réfléchir et ça remet les choses en perspective », rapporte la Québécoise, dont la formation suscite de plus en plus d’intérêt aux quatre coins de la francophonie.

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Autre facteur qui explique l’engouement autour de ce « nouveau métier » : le rejet de la religion (surtout au Québec) et la disparition des rituels associés. « On n’a plus vraiment le temps d’être tristes non plus, dans cette société qui court après la performance en permanence », me glisse Claude-Hélène au bout du fil. Elle a raison, c’est vrai qu’on a tendance à balayer la mort, à l’oublier, à l’enterrer. C’est pourtant la seule certitude humaine : on ne peut échapper à la mort. La faucheuse finira toujours par passer.

On entend souvent dire qu’il faut croquer la vie, profiter de chaque instant : mais à en croire les thanadoulas, il n’y a pourtant rien de plus doux que la fin de vie (tant que la maladie ne s’invite pas à la fête, évidemment). « En soins palliatifs, une dame m’a dit qu’elle savourait plus sa vie, en fin de vie. Elle trouve d’ailleurs son mari encore plus attachant qu’avant… Elle le veut avec elle jusqu’au bout et ne veut plus perdre de temps », raconte Marie-Josée, qui aide régulièrement ses patients au seuil de la mort à vider leur sac de trois « R » pour partir en paix : les regrets, les remords, les rancunes. Parce qu’on a qu’une vie, et qu’une mort. A priori.

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