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Loin de l’hiver de Montréal, à l’ombre des arbres en fleur, Buenos Aires nous ouvre ses portes de vieille Europe.
Nous sommes à la hauteur de l’école supérieure de mécanique de la Marine (ESMA), la plaque sur le mur nous ramène il y a 40 ans. L’école n’est plus une école, c’est un centre de tri, de torture et de déportation. Trente mille personnes ont ainsi disparu du jour au lendemain derrière ces portes. À deux coins de rue, le palais présidentiel, la Casa Rosada, et devant ses grilles, la place de Mai, commémorant la libération de l’Argentine du colonialisme puis de la junte, et le courage de celles qui n’ont pas oublié.
Elles arrivent en bus. La foule les acclame, les chants fusent. Un foulard blanc sur la tête, ce sont les Mères de la place de Mai. Chaque jeudi, depuis 35 ans, elles marchent. Pas une grande marche de plusieurs kilomètres. Seulement 30 minutes en cercle, dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Elles remontent le temps. Elles se rappellent du jour où leur enfant a disparu. Certaines récitent le nom de leur fils, leur fille, une longue litanie de noms. Un monument aux morts à ciel ouvert. Elles n’ont pas de tombes à fleurir, pas de cendres où se recueillir. Personne n’a même reconnu la mort de leurs enfants.
Quand en 1977, elles veulent savoir et viennent rencontrer les dirigeants de la junte militaire, pensant qu’il doit s’agir d’une erreur administrative. Les militaires leur ferment la porte au nez. Elles se retrouvent sur la place de Mai en face du palais et se mettent à marcher. Mais rien ne se passe. Le temps file, certaines sont enlevées et vont rejoindre leurs enfants. Les autres continuent à marcher chaque semaine. Pas une seule semaine sans marcher, au début la peur au ventre, la peur de voir débarquer à 5h du matin la police et de se retrouver à l’ESMA. Lorsque la dictature est renversée au milieu des années 80, elles marchent toujours. Elles ne marchaient pas pour que la dictature tombe, elles marchaient pour avoir des réponses. Les réponses sont longues à venir. D’abord, car d’autres choses sont plus importantes dont remettre le pays en route, puis, l’état a un peu honte. Il vote l’amnistie pour ce qui s’est passé pendant les années de dictature. Inlassables, elles marchent, chantent, récitent le nom de leurs enfants. Leur marche devient un lieu de revendication pour d’autres groupes. Leur combat s’élargit de la défense des droits de l’homme aux droits de la population, qu’il s’agisse d’instruction, d’équité face à la justice ou de droits du travail.
Malgré l’élargissement des buts de leurs manifestations pacifiques depuis 35 ans, elles n’ont pas oublié leurs enfants. Leur ténacité porte fruit et enfin la justice condamne certains des tortionnaires et un tiers des disparus a été déclaré mort. Alors oui, marcher en rond peut faire avancer les choses.
Texte : Guillaume Reboux
Photos : Valérie Paquette
www.valeriepaquette.com