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Sweet Baby Inc : quand les gamers s’attaquent à une compagnie montréalaise

Assiste-t-on à un Gamergate 2.0?

Par
Pier-Luc Ouellet
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Si vous suivez les controverses de la droitoshphère sur le web (et on est désolés pour vous si c’est le cas), vous avez probablement vu flotter les mots DEI (Diversity, Equity, Inclusion) et Sweet Baby Inc.

En effet, on semble assister à une nouvelle itération de Gamergate (une controverse ayant eu lieu en 2014-2015 où des joueurs en ligne se sont mis à accuser un.e développeur.euse de jeux vidéo, Zoë Quinn, de coucher avec des journalistes de jeux en échange de bonnes critiques, et qui s’est transformée en campagne de harcèlement misogyne et antiféministe). Mais cette fois-ci, la cible est une entreprise montréalaise de consultants narratifs en jeux vidéo, Sweet Baby Inc.

Qui sont Sweet Baby Inc., et que font-ils?

Sweet Baby Inc. a été fondée par des anciens d’Ubisoft. C’est normalement le genre d’entreprise qui reste très anonyme pour l’immense majorité des joueurs, même s’ils ont collaboré à des titres d’aussi grande envergure que Spider-Man 2, God of War : Ragnarök et Alan Wake 2.

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Selon leur site, leur mission est de « raconter de meilleures histoires, plus empathiques, tout en diversifiant et en enrichissant l’industrie du jeu vidéo. Nous visons à rendre les jeux plus engageants, plus amusants, plus significatifs et plus inclusifs, pour tout le monde. »

Qu’est-ce que ça veut dire, concrètement?

Concrètement, Sweet Baby Inc. sont des consultants que les développeurs peuvent engager pour améliorer leurs histoires, ou tout simplement pour prêter main-forte à l’équipe narrative. Un développeur trouve qu’il manque un peu de punch à son scénario? Les gens de Sweet Baby Inc. peuvent le lire et offrir leur perspective. Un studio a besoin d’aide pour écrire les dialogues? SBI peut s’en charger. Bref, des tâches intéressantes, mais somme toute banales dans le monde du jeu.

Il y a toutefois un troisième volet à leurs services, et c’est celui-ci qui irrite les joueurs les plus réactionnaires. En effet, Sweet Baby Inc. font également de la consultation au niveau de la représentation.

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Disons que vous êtes un développeur, et que vous voulez éviter de pondre une histoire qui mettrait juste en vedette des personnages cis, blancs et hétéros? SBI peut vous aider. Votre histoire inclut un personnage asiatique, et vous voulez être sûr de lui rendre justice? SBI peut vous mettre en contact avec des professionnels d’origine asiatique qui en feront une lecture sensible.

Vous voyez où ça s’en va, hein?

Kiwi Farms : La naissance d’une controverse

En fait, il n’y a rien de nouveau à ce qu’une frange particulièrement radicale de gamers s’en prenne à Sweet Baby Inc. Bien qu’ils ne soient pas la seule boîte à offrir des services du genre, ce sont eux qui s’attirent en majorité les foudres de ce noyau problématique.

L’an dernier, Sweet Baby Inc. faisait déjà l’objet d’un fil de discussion sur le forum Kiwi Farms. Si vous ne connaissez pas Kiwi Farms, préparez-vous, on plonge dans le lugubre terrier du lapin.

Kiwi Farms est un forum en ligne qui a été fondé en 2013 pour… harceler une illustratrice web (qui a elle-même un passé assez problématique). Depuis, le forum a élargi sa « mission » et se consacre au harcèlement de « personnes excentriques qui se ridiculisent volontairement » (selon la description fournie sur le forum), c’est-à-dire des gens issus de groupes minoritaires, particulièrement des femmes, des personnes de la communauté LGBTQIA+, des journalistes, des féministes et ainsi de suite.

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À ce jour, Kiwi Farms a été associé à trois suicides, en plus d’être étroitement lié à la fusillade de Christchurch en Nouvelle-Zélande.

Bref, Kiwi Farms a mis Sweet Baby Inc. dans la mire de gens plus ou moins recommandables.

Sweet Baby Inc. Detected

L’histoire prend cependant de l’ampleur quand un employé de SBI découvre un groupe sur la plateforme Steam nommé « Sweet Baby Inc. Detected », regroupant plus de 100 000 joueurs et qui recensait les jeux auxquels SBI avait collaboré afin de les éviter (le groupe semble avoir été supprimé depuis, mais un Steam Curator, soit une page de recommandations de jeux, a été créé et regroupe plus de 358 000 joueurs au moment d’écrire ces lignes, signe que la stratégie a été plus ou moins efficace).

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Ça ne serait encore pas si pire (après tout, les consommateurs ont tout à fait le droit de bouder le travail d’une entreprise) si ça s’arrêtait là. Mais ça ne s’arrête évidemment pas là. Le groupe a également démarré un canal Discord (une plateforme de discussion en ligne prisée par les gamers) regroupant près de 2000 membres.

La journaliste de Kotaku Alyssa Mercante est parvenue à infiltrer le groupe (d’ailleurs, on vous recommande son excellent article qui a inspiré en partie celui que vous lisez en ce moment), et elle y a découvert… exactement ce que vous pensez : des gens qui se plaignent que les personnages féminins de jeux ne sont plus assez sexualisées à leur goût, des opinions antiféministes, et généralement, antidiversité.

Et toute cette mobilisation contre une petite firme de consultants narratifs (SBI est une équipe de 16 personnes) a mené à une campagne de harcèlement qui a dépassé les confins de l’Internet. Kim Bélair, cofondatrice de Sweet Baby Inc. a déclaré qu’elle ainsi que plusieurs membres de son équipe ont reçu des menaces de violence, des incitations au suicide, et même, des photos sexuellement explicites.

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C’est le même sort qu’a connu Alyssa Mercante, qui a écrit sur l’affaire Sweet Baby Inc. Elle a reçu une tonne de haine en ligne, des menaces de mort et des gens ont tenté de trouver son adresse résidentielle en ligne à des fins de doxxing.

Même Elon Musk s’est prononcé sur l’affaire:

(Sweet Baby Inc est un fléau pour l’industrie du jeu vidéo. Tout ce qu’ils font, c’est rendre les jeux terribles et cancel les gens. Espérons qu’ils feront bientôt faillite!)

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Encore une fois, on le remercie pour son apport totalement négligeable sur pas mal tous les sujets.

Ça, c’est sans compter les éditeurs et développeurs qui ont embauché SBI et qui ont dû remettre les pendules à l’heure en expliquant que non, une petite firme montréalaise de 16 personnes n’a pas le pouvoir de forcer des multinationales du jeu vidéo à inclure des personnages issus de la diversité si ce n’était pas déjà leur intention.

Ça semble une évidence, mais on dirait qu’il faut sans cesse le rappeler.

Et les conséquences de tout ça?

Dans cette tempête d’une ampleur étonnante, qui aurait de quoi faire plier les genoux des plus solides d’entre nous, on ne peut qu’admirer la résilience de Sweet Baby Inc. et de ses employé.es. En entrevue à CBC, Kim Bélair a confirmé que l’entreprise poursuit ses activités tout en prenant quand même le temps de s’assurer de la santé mentale de son équipe.

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Il semble aussi que la campagne n’ait pas effrayé les partenaires d’affaire de SBI. Au contraire, l’industrie semble s’être largement rangée derrière la firme montréalaise, et Bélair confirme même que les éditeurs avec qui son équipe travaille l’ont rassurée, lui promettant qu’ils souhaitaient plus que jamais travailler avec SBI.

Sweet Baby Inc. a décliné notre demande d’entrevue, mais ils nous ont quand même partagé ce message : « Nous déplorons cette campagne de désinformation qui circule actuellement sur Internet et continuons notre mission […]. L’industrie du jeu vidéo a beaucoup évolué depuis les dernières années, il y a encore beaucoup de travail à faire et nous sommes fiers de faire partie de ce vent de changement. »

On leur souhaite de continuer à mettre en place ce changement, et on souhaite à leurs détracteurs de se trouver des passe-temps plus enrichissants que le harcèlement. Peut-être les jeux vidéo? Sweet Baby Inc. collabore à de très bons jeux!