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Survivre au meurtre de son meilleur ami
Cachés sous des expressions qui ne traduisent pas l’horreur d’enfants tués par un parent, les « drames familiaux » font plusieurs victimes, même collatérales. Alexandre Moranville-Ouellet en est une. Il nous raconte une amitié de presque toujours, bouleversée par un père qui a assassiné ses enfants de 19 et 21 ans, un avocat et une notaire enceinte, avant de se suicider.
Ils étaient quatre amis. Trois qui vivaient sur la même rue, à Boucherville. Et un autre, Gabriel Dubuc, qui est venu se joindre à la clique, dès la maternelle. Ils jouaient à Mario Kart ensemble, skiaient, s’échangeaient des figurines, mangeaient souvent des biscuits faits par la mère de Gabriel, se trouvaient un lieu, secret, sur le bord du fleuve, pour boire les premières bières de leur adolescence.
Gabriel a été celui qui a réussi à obtenir le plus rapidement son permis de conduire. Après quelques années à manquer de confiance en lui, à se trouver trop chubby pour aller parler à des filles, et à moins se soucier de l’école, Gabriel avait commencé la boxe, placotait avec des filles dans des bars et caressait le rêve d’ouvrir une microbrasserie. « Il était parti pour la gloire », me dit Alexandre Moranville-Ouellet, « Il est mort quand tout allait bien. Fauché dans son élan. »
Gabriel et son frère Jérémie ont été tués par leur père le 2 juillet 2015.
La préméditation de l’horreur et de la lâcheté
Les deux frères se rendaient rarement chez leur père, séparé de leur mère depuis 2002. Il était colérique, froid, dur, intolérant, exigeant envers ses enfants, se souvient Alexandre. Quelques jours avant les meurtres, Alexandre s’était retrouvé avec Gabriel, dans leur lieu secret. Ce dernier répondait à des messages textes de son père, qui laissait entendre qu’il allait lui donner sa voiture. Jérémie, refusant d’aller à la demeure de leur père depuis des mois, parce qu’il le trouvait méchant avec lui, s’était finalement lui aussi laissé convaincre. « Il était en train d’inventer une excuse pour les attirer chez lui et les flinguer. C’était prémédité. »
Après le double meurtre, le père est allé tuer Benoît Côté, un avocat avec qui il avait un différend financier, et Marie-Josée Sills, une notaire, enceinte, présente dans le cabinet de l’avocat.
Ils ont été tués, par balle, à la maison du père, une maison où étaient accumulées des centaines de conserves et un congélateur rempli de viandes, se préparant indéfiniment à un désastre planétaire qui n’est jamais arrivé. Après le double meurtre, le père est allé tuer Benoît Côté, un avocat avec qui il avait un différend financier, et Marie-Josée Sills, une notaire, enceinte, présente dans le cabinet de l’avocat. Il est ensuite revenu chez lui, a tenté de brûler sa demeure et s’est suicidé. « Amener les autres dans son malheur. Faire le plus de mal possible autour de soi, avant de partir. Faut être perdu », assène Alexandre.
Tortillas en état de choc
Quand Alexandre a appris les meurtres, il était sur les lieux de son travail, un camp de jour de la ville. Il a vu sa mère. « Elle avait le visage de quelqu’un qui vient de mourir. J’ai pensé à ma grand-mère. C’était plus logique. Quand j’ai compris qu’elle me parlait de mon ami, je lui ai dit “Ta gueule.” J’étais en état de choc. J’ai vomi. Les jeunes de mon groupe au camp me voyaient à travers la vitre du bureau et ne comprenaient pas pourquoi Tortillas pleurait. »
Il s’est retrouvé avec ses amis cet après-midi-là. Ils ont tenté de comprendre et de se réconforter. « Je voulais que ça se passe bien pour tout le monde », dit Alexandre, sachant comment s’y prendre pour consoler les autres, alors que lui se trouvait dans un espace irréel. Ils se préparaient tous à un deuil qui ne resterait pas intime : ils savaient que ce serait médiatisé : « On se préparait à ouvrir la télé à et le voir. » Aux funérailles des deux frères, Alexandre souhaitait être là, pour rendre hommage et pleurer. Puisque le rêve de Gabriel avait été d’ouvrir une microbrasserie, ses proches amis avaient amené de la bière artisanale et trinqué une dernière fois en compagnie de leur allié décédé.
« Il fallait que je casse des choses. »
La partie difficile du deuil, pour Alexandre, c’est d’être prisonnier d’une colère refoulée. « Il n’y a pas d’autres personnes à blâmer. Une seule personne est responsable et elle n’est pas là pour que je déverse mon fiel dessus. Il n’y aura jamais moyen de se venger, rien pour apaiser ma colère. Il ne reste qu’une mère qui a perdu ses deux fils. » S’il n’y a personne contre qui se fâcher, Alexandre a tout de même souvent ressenti le besoin de faire ressortir ce qui était en lui, l’impuissance et la fureur devant un acte horrible et d’une « lâcheté égoïste. » Il confie sa détresse : « Il fallait que je casse des choses. »
Alexandre n’a pas consulté. « Je devrais. J’aurais dû, plusieurs fois. Je devrais encore, mais je ne le fais pas. J’ai mis une fois les pieds dans le bureau d’un psy et je me suis senti attaqué. J’ai détesté ça »
Même si c’est plus rare maintenant, ça arrive encore à Alexandre de ressentir des émotions violentes, devant des situations injustes et égoïstes, lors desquelles il se sent impuissant. En juillet 2016, alors que la ville de Boucherville avait dévoilé dans un parc, deux semaines auparavant, une plaque commémorative, qui portait l’inscription « À la mémoire de Jérémie et Gabriel », le vol de cette plaque bouleversa Alexandre. « C’était en cuivre. Quelqu’un l’avait volée pour la faire fondre et avoir de l’argent. »
Sa mère l’a aidé, en l’écoutant. Son père, lui, si fier d’être père, était plus émotif. Il aurait voulu aller uriner sur la tombe de l’homme qui avait été jusqu’à tuer ses propres enfants. Alexandre n’a pas consulté. « Je devrais. J’aurais dû, plusieurs fois. Je devrais encore, mais je ne le fais pas. J’ai mis une fois les pieds dans le bureau d’un psy et je me suis senti attaqué. J’ai détesté ça », qu’il explique, un peu confus, dans sa volonté d’être honnête.
Et il y a la mère de Gabriel et de Jérémie, qui lui donne envie d’être plus fort. Il n’y a pas de mots pour décrire une mère qui n’a plus ses enfants. « C’est la femme la plus courageuse, la plus solide. C’est la meilleure mère au monde », affirme Alexandre, à qui il avait promis de retourner chez elle, pour jouer, avec les amis de Gabriel, comme il le faisait à une époque où ils étaient les quatre amis vivants, à jouer à Halo 3 ou à Donjons et Dragons, en grignotant les biscuits préparés par une mère aimante. « Un jour Gabriel m’a prêté un set de dés avec des flammes. Je ne joue qu’avec eux maintenant. »
« Toi tu es heureux et lui il est juste mort. »
Alexandre accepte de parler de Gabriel pour lui rendre hommage, pour rendre hommage à tout ce qu’ils ont vécu ensemble. Les dimanches, en soirée, les amis avaient l’habitude de jouer à Risk. Alexandre gagnait tout le temps. Gabriel en était fâché. C’était devenu un running gag : son ami lui faisait boire des shooters d’alcool pour qu’il perde, déstabilisé, mais ça ne fonctionnait pas. Le jeune homme se souvient d’une rupture amoureuse particulièrement difficile. Empathique, Gabriel était allé le chercher et avait acheté de la bière. Chacun en avait bu vingt, en écoutant tous les films de Pokémon. La dernière photo des quatre amis les montre à un party d’une soixantaine de personnes, des amis de l’école secondaire et du cégep, chez la mère de Gabriel, autour d’une piscine, « en chest. »
« On aurait besoin de parler de Gab, mais personne ne veut initier la conversation. On ne veut pas plomber la soirée. C’est de la torture, vouloir aborder le sujet, en avoir besoin, mais avoir peur en même temps. »
L’amitié n’est plus jamais prise pour acquis par Alexandre, qui souligne que c’est très difficile d’évoquer Gabriel avec ses amis touchés par la tragédie : « On aurait besoin de parler de Gab, mais personne ne veut initier la conversation. On ne veut pas plomber la soirée. C’est de la torture, vouloir aborder le sujet, en avoir besoin, mais avoir peur en même temps. » Il n’a plus peur du ridicule toutefois, ni de jouer « à la mère deux minutes » : « Entre gars on ne se dit pas assez qu’on s’aime. Tu t’attends pas à perdre quelqu’un de ton âge à dix-neuf ans. On meurt pas à dix-neuf ans. Je ne perdrai pas un autre chum certain », dit celui qui maintenant n’hésite ni à prendre les clés d’un ami s’il est saoul et ni à démontrer son affection.
Il n’y a plus rien qui lui rendra son ami Gabriel. Il lit parfois leurs vieilles conversations sur Facebook, si simples, bourrées de « Viens jouer. » et de « J’arrive. » Alexandre reste avec un sentiment de culpabilité, « latente », celle des gens qui restent, celle des gens qui ne meurent pas tragiquement. « Toi tu es heureux et lui il est juste mort », dit-il, ému. « Est-ce qu’on se rappelle assez de lui? », demande Alexandre. Il termine en exprimant un regret ultime. « Je suis déçu de ne pas avoir goûté sa bière. »