9h00
Sous un ciel bleu au vent glacial, je me retrouve aux abords de la rue Berri en compagnie d’un groupe d’hommes. Le sol est jonché de canettes de Pabst. Tandis que nous guettons l’ouverture des portes de la Grande Bibliothèque, on me sollicite d’abord pour du feu, puis pour le café que j’ai entre les mains, à peine entamé. Je le cède à Jugy, qui me confie se rendre à la bibliothèque pour utiliser Internet. Il souhaite entamer les démarches nécessaires à l’obtention d’un passeport afin de rendre visite à son cousin travaillant aux Barbades.
À l’âge de 37 ans, le visage émacié, une cigarette éteinte coincée entre ses lèvres gercées, il s’ouvre sur le moment où sa vie a basculé suite à la rupture de sa dernière relation. Un immense vide s’est installé pour ne plus le quitter. « Je n’ai jamais véritablement réussi à me relever », avoue-t-il, errant dans les rues depuis plus d’un an.
Derrière nous, un homme marmonne en solitaire sur l’indépendance du Québec, tandis qu’à l’intérieur, un employé s’active à nettoyer les vitres pendant que devant lui, un individu enchaîne sa cinquième puff de crack. De longues bouffées sans inquiétude, exécutées avec minutie. Il faut finir le stock avant de retrouver un peu de chaleur.
La porte s’entrouvre, et il est le premier à s’y engouffrer, rapidement suivi par d’autres, tous se dirigeant vers les toilettes.
Le personnel semble ne pas y prêter attention.
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La question de la mixité sociale agite les eaux depuis longtemps au sein de cette institution publique très fréquentée. Nichée dans le Quartier latin, dont le tableau devient de plus en plus préoccupant, cette forteresse de culture se retrouve au cœur des défis croissants liés à l’itinérance et à la toxicomanie environnante. Les conséquences se font sentir tant chez les employés que chez les usagers, qui aspirent légitimement à une atmosphère paisible, en adéquation avec l’esprit des lieux.
Si certains utilisateurs, moins portés vers la lecture, suscitent le tumulte, la direction des bibliothèques a également été confrontée à des regards interrogateurs lors de l’annonce et l’entrée en vigueur, le premier janvier dernier, d’une nouvelle mesure autorisant les employés à expulser les individus en fonction de critères d’hygiène. Un outil pour contrer les supposées mauvaises odeurs que l’on imagine davantage pour naviguer un quotidien parsemé de dilemmes souvent compliqués.
La Presse a récemment mis de l’avant les nombreux défis auxquels font face les bibliothèques montréalaises, dont la Grande Bibliothèque. Violences, problèmes de santé mentale, intolérance : la liste est longue et les solutions délicates.
J’ai eu l’idée de me rendre sur place, à la Grande Bibliothèque, de l’ouverture à la fermeture, non pas dans le but de forger une position, mais plutôt pour esquisser le tableau qu’offre ce vaste lieu humain. Une journée dans la vie, comme on dit.
Conscient du péril manifeste de cette entreprise de représentation, les douze heures que je m’apprête à relater ne sont qu’un sismographe imprécis d’un jeudi froid de janvier. L’échantillon minime d’un portrait bien plus vaste.
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11h00
La bibliothèque est étonnamment paisible, du fait des congés festifs. On y rencontre peu d’étudiants, quelques familles, mais sinon, rien d’extraordinaire à signaler, si ce n’est qu’une bibliothèque dans toute sa simplicité. Des lecteurs, des curieux, des laptopeux, tous plongés dans la quiétude qu’on leur connaît.
Néanmoins, cette sérénité me permet de méditer à quel point ce lieu constitue un véritable joyau ouvert à tous.
Je retrouve au deuxième étage un homme avec qui j’attendais, un peu plus tôt. S’il fumait des mégots trouvés au sol, à l’entrée, le voilà maintenant confortablement assis avec ses lunettes, les jambes croisées et le Journal de Montréal ouvert sur les genoux. Le contraste est apaisant.
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13h00
Après un sandwich au thon dûment mérité, je m’installe au troisième étage. De loin le niveau le plus accueillant.
À ma droite, un homme âgé, dont la main droite manque un index, feuillette un immense livre dédié aux cités mayas. Bercé par les ruines des temples solaires, il s’enveloppe délicatement dans son manteau pour une sieste improvisée. Sa technique est maîtrisée, empreinte de douceur.
Des agents de sécurité effectuent des allers-retours derrière nous, manifestant une nonchalance justifiée. L’astuce fonctionne, du moins pour l’instant.
À ses côtés, un homme coiffé d’une queue de cheval grisonnante profite de l’occasion pour retirer ses bottes, les plaçant à l’envers sur le grillage d’aération. Il attend en scrutant l’horizon d’un hiver sans neige.
Dans la rue, vue d’en haut, le pas pressé des toxicos s’entremêle avec le rythme affolé des voyageurs se dirigeant vers le terminus. On devine le son des roulettes de leurs valises.
Au bout d’un moment, une altercation éclate à la sortie du métro entre un homme et une femme, se concluant par des crachats échangés de part et d’autre. De notre position, impossible d’entendre les mots prononcés, mais qui souhaite réellement s’y aventurer?
À l’intérieur, le seul véritable chahut est celui émanant du premier étage, celui des bandes dessinées, où les enfants savourent leurs dernières journées de liberté scolaire.
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15h00
Les heures passent sans trop se presser.
La bibliothèque est presque pleine, baignant dans une ambiance toujours aussi calme. Je retrouve Jugy aux ordinateurs du premier niveau. Plutôt que de se consacrer à son périple futur, il semble absorbé par une vidéo que l’on pourrait aisément qualifier de soft porn. On ne lui en veut pas.
Je vagabonde à la recherche d’imprévus, captif et coupable d’une apparente tranquillité. Tant mieux.
Un homme au visage entièrement tatoué, les chaussures enveloppées dans des sacs de plastique, parcourt un atlas avec précaution, tournant délicatement chaque page. La scène est une invitation au voyage.
Je m’installe à une grande table où une femme dessine une rose d’une réalité frappante. D’autres sont munis d’une calculatrice, d’autres, de romans graphiques. Je suis en train d’écrire ces lignes quand un hurlement retentit, profond et caverneux, suivi d’un autre, puis encore un troisième. Les usagers à la table échangent des regards indifférents. Sans plus.
Il est bien connu que la Grande Bibliothèque sert de havre. On y croise des ombres au fond des rangées, à l’abri des regards, baissant la tête au passage. Ceux qui y trouvent refuge cherchent à s’y fondre, inaudibles.
Ces âmes déambulent, fantomatiques, entre les livres, portant leur baluchon assemblé à partir de sacs d’épicerie réutilisables débordant de solitude.
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17h00
Le soleil s’est endormi derrière les tours du centre-ville.
Le vrombissement d’un ronflement rompt le silence de la soirée naissante. Le sommeil d’un chétif vieillard semble agité. Ses mains se tortillent et sa posture recroquevillée prédit un mal de dos assuré.
Ses voisins semblent ne pas en tenir compte. Les pages continuent à défiler, les écouteurs aux oreilles jouant leur rôle.
Une petite heure d’apaisement brisée par l’intervention de quatre agents de sécurité qui se relayent, incapables de réveiller le corps toujours tremblant. Les agents médusés, s’avouent impuissants devant la persistance des ronflements.
Les regards se tournent vers une scène jugée somme toute banale pour l’endroit.
Un nouvel employé les rejoint, cette fois, vêtu en civil, tout aussi avenant et respectueux. On le devine intervenant, peut-être mieux outillé, mais le résultat demeure le même : un sommeil de plomb jusqu’à un court éveil, confus, accablant de vulnérabilité, pour mieux se rendormir.
Quatre policiers et trois pompiers font leur apparition, mettant fin à la discrétion ambiante. Ils ne sont pas là pour chuchoter. Les gens changent de place tandis qu’on le questionne. Une policière le replace, ce n’est pas leur première rencontre. On lui fait remarquer que sa main enflée, probablement cassée, devrait être soignée. On l’aide à remettre son soulier manquant en lui proposant les services de l’ambulance qui attend en bas. Il refuse.
La cavalerie quitte en lui souhaitant la bonne année, le croyant sur son départ, mais le voilà instantanément replongé dans les bras de Morphée. Il demeurera ainsi jusqu’à la fermeture, escorté à nouveau par la même équipe.
Le mercure affiche -16 à l’extérieur.
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19h00
Une jeune femme referme un bouquin sur l’histoire de la Palestine. Une stalagmite d’ouvrages s’est formée devant elle dans un équilibre précaire. Une dame anglophone se gratte la tête devant le casse-tête collectif. Un couple ricane de séduction entre deux coups d’échec, tandis qu’un internaute parcourt les rues de Lisbonne sur Street View.
Bien sûr, la Grande Bibliothèque n’est pas qu’une ligne de fracture entre deux mondes, mais à l’image des milliers de livres qu’elle renferme, elle demeure avant tout un lieu d’évasion.
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21h00
Les cloches de la fermeture retentissent depuis un bon moment déjà, quand deux jeunes arrivent pour un deal, sans trop se cacher, autour d’une table à cette heure remplie de volumes à remettre sur les étagères.
La Grande Bibliothèque s’ouvre comme un vaste melting-pot métropolitain, avec ses classes et ses couleurs. Chaque usager apporte sa petite histoire, contribuant ainsi à la grande trame qui anime ses allées insaisissables.
Je quitte les lieux, habité par une pincée de fatalisme, sans pour autant considérer l’endroit comme une angoisse. J’y reviendrai volontiers. Son éclat est simplement un peu terni par un parfum de misère, reflet sans concession d’un extérieur qui ne fait aucun cadeau en ces temps incertains. Au moment où je m’apprête à conclure ces lignes, voilà deux autres policiers qui sprintent dans l’escalier.
En direction d’une énigme et d’une évidence.