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« Survivor Québec » : entre coup de théâtre et confiance fragilisée
*L’auteur est professeur de sociologie
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Alerte. Divulgâcheur. Kalooban a perdu le challenge de l’immunité dimanche soir et Denis a été blindsided (ou « pris de court ») la veille de son anniversaire.
Ce coup de théâtre illustre deux choses. À Survivor Québec, 1) la position privilégiée d’un « chef » ne doit jamais être prise pour acquise, car 2) c’est toujours périlleux de faire confiance à son prochain. Dans le jargon du sociologue Max Weber (1864-1920), Survivor met à l’épreuve l’exercice de la domination, comprise comme « la chance de trouver de l’obéissance de la part d’un groupe d’individus » formant une tribu victorieuse ou lessivée par une pluie de défaites.
DENIS ET LES POUPÉES RUSSES
Jusqu’à tout récemment, Denis se situait au sommet de la hiérarchie sociale de Kalooban. C’est lui qui représente son clan lors d’une rencontre mystère avec Tiyaga. Lorsque J-J et Sango rappliquent dans leur camp pour leur voler un chaudron et deux clous, c’est encore lui qui porte la parole du groupe.
Si Max Weber pouvait ressusciter pour visionner en boucle des téléréalités, il dirait que Denis assurait une « domination charismatique » dans sa tribu. Il s’agit d’une domination qui repose sur la foi des personnes dominées dans les qualités exceptionnelles de leur chef. Mais dans cette forme de gouvernance, si la domination du chef ne rencontre pas les espoirs du clan, alors son autorité disparaît en même temps que le support des dominés qu’il aspire à diriger.
Parfois, le charisme ne suffit pas.
Denis ne tombe pas des nues au moment de son élimination. Lors d’un conseil de tribu de la semaine deux, cuisiné par Patrice Bélanger sur sa rencontre avec Marika (d’où il revient sans bines), Denis répond : « Je me suis senti très privilégié surtout d’avoir été choisi et d’avoir cette confiance […] de la part de ma tribu ». Il reconnaît du même souffle que cette adhésion dépend « de circonstances qui peuvent changer à tout moment ».
Denis voyait ses niveaux d’alliance comme des poupées russes. Or, la manœuvre orchestrée contre Sylvain sème vite le doute auprès de ses pairs, qui préfèrent l’éjecter plutôt que de s’exposer au même sort. Parfois, le charisme ne suffit pas. Pour garder Denis en poste, il aurait fallu que Maryse, Karine et P-A y voient un gain stratégique.
LES QUALITÉS HÉROÏQUES DE JEAN-JUNIOR
Contrairement à Denis, muet sur son travail d’entraîneur privé, J-J arbore son statut d’ex-joueur de hockey pour asseoir son autorité dans l’actuel Tiyaga. Sa domination est également charismatique, car elle repose sur l’abandon des individus qu’il gouverne. De surcroît, le sauvetage héroïque de Sango (au bord de la noyade lors du dernier challenge pour l’immunité) fait rayonner l’aura de J-J, consolidant sa position de leader légitime.
s’il veut s’épargner le sort de Denis, J-J ne doit pas trop faire confiance aux membres de l’alliance des six.
Divisés par tant d’échecs lors des épreuves, les candidats de l’actuel Kalooban travaillent surtout en équipes de deux. Cela contraste avec l’alliance des six qui, au moment de publier ce texte, tient toujours la route du côté de Tiyaga. Sango, Marika, Sandrine et Kimberly peuvent encore se projeter dans une fusion où ils seraient majoritaires. En plus de parler au cœur de ses membres, J-J s’adresse donc à leurs intérêts et c’est pourquoi sa domination tient la route – jusqu’à nouvel ordre.
Armé d’un indice pour l’immunité qu’il possède déjà, Joël le superfan dispose de très belles cartes pour secouer la domination du hockeyeur. De son côté de la pyramide, s’il veut s’épargner le sort de Denis, J-J ne doit pas trop faire confiance aux membres de l’alliance des six. Les moutons ont des allures inoffensives, mais certains peuvent se découvrir des crocs et renier le berger qui proposait de les conduire vers l’eldorado.
« AIE CONFIANCE, CROIS EN MOI »
Dans tous les cas, Survivor se corse et les participants oscillent plus que jamais entre les vertus protectrices de la méfiance et le désir de faire confiance à leurs pairs. Après l’élimination surprise de Sylvain, Maryse ventile : « J’aimerais ça, avoir confiance en Denis, mais non », admettant par la suite que « la vérité des autres », elle aimerait « y croire tout le temps aveuglément ». Même besoin de lâcher prise du côté de J-J qui confesse à Joël : « J’aimerais ça, te faire confiance à 100 %, sans joke ».
la croyance en son prochain est un ingrédient essentiel à la vie sociale, car elle permet de tisser des liens de proximité sans craindre de se faire blesser.
À ce stade du jeu, c’est tout à fait normal que des candidats nourrissent des fantasmes de relâchement psychologique. Georg Simmel (1858-1918) a d’ailleurs montré que la croyance en son prochain est un ingrédient essentiel à la vie sociale, car elle permet de tisser des liens de proximité sans craindre de se faire blesser. Or, en exigeant une vigilance de tous les instants, Survivor met à l’épreuve cette prémisse de notre vie en société.
Un teaser laisse entendre que durant la quotidienne du lundi 24 avril, les tribus de Survivor seront complètement remaniées par un tirage au sort. Ce brassage de cartes ouvre la porte à de nouveaux rapports de force qui dépendront des liens de confiance que des joueurs pourront créer (ou non) en dépit des trahisons passées.
Qui saura tirer profit de cette refonte sociale? C’est tentant de miser sur Joël qui comprend que dans un jeu comme Survivor, c’est aussi de sa propre rancune qu’il faut se méfier.