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« Survivor Québec » dans l’œil de Jean-Thomas Jobin
*L’auteur est professeur de sociologie .
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La face d’un bonhomme avec la bouche grande ouverte, les yeux écarquillés et une tête qui explose comme une bombe nucléaire. C’est l’émoticône que j’ai envoyé à une personne chère quand Jean-Thomas Jobin m’a contacté via Instagram pour échanger sur les jeux de sociostratégie.
Son parcours à Big Brother Célébrités m’avait franchement impressionné. C’est aussi l’une des rares personnalités publiques qui pose un regard théorique sur les téléréalités québécoises. J’ai pris la balle au bond en lui proposant une entrevue sur Survivor et, plus largement, sur la game sociale dans les téléréalités. Clairement, il existe des affinités électives entre les propos de Jean-Thomas et la perspective sociologique.
UN JEU STRATÉGIQUE… ET SOCIAL
J-T explique que Survivor est un jeu qui s’articule autour de trois volets :
1) le volet physique impliquant les épreuves,
2) le volet stratégique,
3) le volet social.
Les trois importent, mais à son avis, le volet social ressort de façon plus prépondérante : « Tu peux être compétent physiquement et stratégiquement, mais si ton volet social a de grosses lacunes, ça va rendre la trajectoire, les manœuvres et, ultimement, la victoire, très difficiles, voire pratiquement impossibles ». Cette théorie se vérifie historiquement au fil du visionnement des saisons que J-T connaît par cœur.
L’idéal, dans une téléréalité à la Survivor, « c’est de personnaliser tellement ta relation avec les autres que ça te donne des clés avec tout le monde ».
Car « pour rendre la stratégie la plus efficace possible, il est capital qu’une fondation sociale et relationnelle soit bien établie, pour donner un levier et un souffle à cette stratégie », précise J-T.
Autrement dit, les joueurs doivent s’activer socialement et faire en sorte que les autres se sentent assez confortables avec eux pour échanger de précieuses informations.
La production de Survivor Québec travaille avec une contrainte qui consiste à compresser des 24 heures de tournage en épisodes de 30 minutes. Forcément, l’émission évacue certaines interactions et des conversations d’apparences banales qui ont pourtant des impacts sur les connexions humaines servant de socles aux stratégies. J-T remarque que pour une partie du public, « certaines décisions des joueurs peuvent être difficiles à saisir, sauf qu’ils factorisent des éléments sociaux qui ne sont pas toujours palpables à la télévision ».
Parenthèse biographique. Dans ses fonctions de collaborateur à Survivor Québec, J-T assistait aux épreuves et aux conseils de tribu. Mais c’est à travers les debriefs des idéateurs qu’il captait ce qui se passait sur les îles. Après leur élimination, il avait (enfin) la chance de discuter avec les participants : « Comme je trippe sur ce jeu-là, c’était comme si je vivais un peu à travers leur lunette ce qu’ils ont vécu ».
Il en ressort avec cette pépite sociologique : « Je pense que ce qui a été le plus dur pour la plupart des joueurs, c’est l’aspect social […] plus que la faim, plus que les douleurs physiques ou la fatigue ».
« READ THE ROOM »
Lorsqu’ils naviguent à Survivor ou Big Brother, les participants tentent de trouver leur équilibre entre la confiance (état de calme qui sert à progresser avec des alliés) et la méfiance (signal d’alarme qui pointe les pièges potentiels).
Pour perdurer dans le jeu, J-T spécifie que l’important, c’est aussi « d’avoir confiance en sa lecture de qui est avec qui » en se basant sur des renseignements crédibles. Cela permet, entre autres choses, de ne pas drainer mentalement ses proches avec une méfiance démesurée. « Si t’as tout le temps besoin de calmer quelqu’un qui doute de toi […], ça devient un irritant social ».
S’ils veulent contourner les trahisons ou l’humiliation du « blind side », les joueurs ont tout intérêt à investir leurs rapports sociaux pour jauger les avenues sécuritaires.
« Plus t’as un échantillon relationnel avec chaque personne, plus t’as de référents pour voir le contraste quand quelque chose change », rapporte J-T. Si un allié fuit la conversation ou qu’il multiplie les échanges avec le camp adverse, c’est que les dynamiques sociales se reconfigurent et qu’il faut les prendre à bras-le-corps.
Certains signes objectifs permettent tout de même aux joueurs d’évaluer les allégeances dans un clan. « Ce qui crédibilise une loyauté et une confiance, c’est les votes. » J-T indique qu’à Survivor, « parfois, les joueurs sont contents d’aller au conseil de tribu parce que ça leur permet de valider leur stratégie » ou de l’ajuster s’ils constatent qu’ils étaient du mauvais côté du vote, tout en restant dans la course.
LA DÉLICATE GESTION DU JURY
J-T compare l’après-fusion de Survivor à la table finale d’un tournoi de poker. À ce stade de la compétition, les joueurs comptent leurs jetons et cherchent leur momentum en fonction de leur position dans l’organigramme. À vrai dire, du début à la fin de la partie, les joueurs doivent tenir compte de la manière dont ils sont perçus par les autres (ex : gros joueur, leader, etc) tout en essayant de cerner la vision du jeu de leurs concurrents pour s’ajuster en conséquence. « Tout ça, c’est du social », rappelle J-T.
L’ascension d’un participant jusqu’en finale de Survivor implique des ruptures avec des alliés, des adversaires qui disposent d’une voix pour se rendre justice le jour du scrutin. Voilà pourquoi, du point de vue de J-T, « l’étape du jury marque le point culminant du jeu social ».
« Les trahisons dont la connexion sociale est réelle passent toujours mieux si le juré comprend rationnellement que pour le jeu, c’était préférable de l’éliminer, mais que d’un point de vue relationnel, la véracité de la connexion demeure. »
Selon J-T, la richesse de Survivor tient justement au fait que ce sont les candidats évincés qui élisent la personne victorieuse. « La complexité du jeu ou de l’expérience sociale est là. » À Survivor comme à Big Brother, « le pouvoir est dans les mains du jury et c’est aux finalistes, en se faufilant, d’incorporer dans leur jeu leur gestion du jury pour essayer de présumer quels vont être les critères de l’un ou de l’autre ». Et d’en tenir compte pour décider, tant que possible, de la personne à trimballer avec soi jusqu’en finale pour mieux lui damer le pion. Clin d’œil d’un sociologue à François Lambert.
TÉLÉRÉALITÉ ET HUMANISME
Je profite du précédent clin d’œil pour conclure en renouant avec la première personne du singulier. Pour tirer son épingle du jeu dans les téléréalités d’élimination avec jury, je dirais qu’il ne suffit pas de prendre des décisions finement calculées. Alors que le contexte social qui entoure les participants favorise le chacun pour soi, il importe tout autant (sinon plus) de faire preuve de considération, d’empathie et d’humanisme.
C’est le défi que Jean-Thomas Jobin a su relever avec brio durant son parcours à Big Brother, sortant tour à tour des célébrités qui, visiblement, se sont senties suffisamment respectées dans le processus pour le couronner grand vainqueur. À l’unanimité.