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Sur le Plateau, un troubadour en quête de liberté
Rendez-vous devant un café populaire sur l’avenue Mont-Royal.
« Vous êtes sûr que ça va le faire? », demandai-je en flattant Cookie, incertain. « Oui, bien sûr », répond avec conviction son maître, Louis-Marie Rousseau.
À peine avons-nous traversé la porte que la patronne nous informe qu’il sera impossible de se faire servir. Elle risque une amende parce que les chiens ne sont pas autorisés, encore moins ceux sans laisse. Résonne soudainement la voix puissante d’un ténor, produisant un silence de confusion dans le café. Louis-Marie entonne La vie en rose d’Edith Piaf avec une pointe de provocation face à ce qu’il qualifie d’injustice, tout en souhaitant une belle journée aux buveurs de latte, pour la plupart perplexes. Je ne vous cacherai pas qu’un soupçon de gêne m’habitait à cet instant.
Une fois de retour dans la rue, Louis-Marie m’adresse la parole d’un ton paisible, comme si la dernière scène n’avait jamais eu lieu. « On va trouver plus accueillant », lance mon interlocuteur, confiant.
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Quelques amis m’ont récemment parlé du « chanteur du Plateau-Mont-Royal », un genre de troubadour urbain avec une croix au cou, une grosse barbe blanche et un long bâton cool. « Tu ne peux pas le manquer, il chante des classiques sur les trottoirs du quartier. Faudrait que tu fasse un article dessus. Savoir son histoire, pourquoi il chante? »
Un rare rayon de bohème qui rappelle ce qu’était le Plateau avant son embourgeoisement. La prémisse est bonne. Je finis par le croiser sur la Main, par hasard, où il chante les mots de Barbara avec un sceptre en bois à la main. Charmant, on se rencontre le lendemain.
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Nous nous arrêtons à une adresse cette-fois plus accommodante avec les canidés en liberté. On s’installe en terrasse. En donnant un morceau de croissant à Cookie, Louis-Marie, m’apprend qu’il arrive tout juste du palais de justice, où sa défense ne s’est pas super bien passée. « Une affaire de chien sans laisse », indique celui qui chante de 8 à 10 kilomètres par jour accompagné de son fidèle compagnon.
S’il provoque aujourd’hui des regards étonnés et quelques commentaires parfois désobligeants, rien n’aurait pu laisser croire que l’homme de 76 ans chanterait un jour du Leonard Cohen à pleins poumons entre les passants de l’avenue du Mont-Royal : ingénieur physicien de formation, il se fait officier des forces armées canadiennes dans la marine royale, termine ensuite un MBA et œuvre pour une pétrolière à Toronto. Il revient au Québec occuper des fonctions de direction pour une bannière bien connue. Une carrière heureuse pour le père aimant de deux filles. Une vie accomplie. Puis, sa femme Doris, « la plus belle femme de la Beauce », décède d’un cancer du sein. Il prend sa retraite hâtivement, la girouette de la vie pointe ailleurs. « Je décide de voyager, voyager beaucoup et de sauter la clôture. M’amuser avec des gars. »
Arrive en 2020 la « panique pandémique ». Le vent bifurque à nouveau.
Les six premiers mois, il dit tomber dans le panneau et suivre les consignes. Puis, Louis-Marie entame ses recherches et la spirale démarre : New World Order, Big Pharma, 5G, Bill Gates et alouettes. « L’arnaque est mondiale. »
Le 30 janvier 2021, il vit une épiphanie, un moment d’illumination, lui qui avait « une foi pas plus grande que n’importe quel Québécois qui ne va pas à l’église. » Une réelle connexion divine s’invite dans sa vie, avec un Créateur qui, depuis, guide ses décisions.
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Au printemps de la même année, il plonge dans l’activisme et participe à ses premières manifestations contre les mesures sanitaires à Sherbrooke et à Québec, où il collectionne plusieurs contraventions. Le Montréalais natif de Nicolet trouve cependant que ces rassemblements sont trop festifs, le laissant sur sa faim. Il tente d’organiser une marche funèbre d’envergure, en hommage à la mort de « Madame la Liberté », avec en tête un cortège symbolique de plusieurs corbillards, des fleurs et des pleureuses. Sans masque, il se retrouve expulsé du salon funéraire et résiste à son arrestation dans le stationnement.
Cette infortune le conduit à une détention de 40 jours. Après un court séjour houleux dans un poste de quartier, il est placé six jours en isolement, dans « le trou », à l’établissement de Rivières-des-Prairies. Il dit y avoir subit de la torture, mais pour la cause qu’il défend coûte que coûte, il se fait martyre. Affamé, sale et affaibli, jamais il ne remettra en question ses choix.
Ce qui le sauve de sombrer, dans pareilles conditions? Chanter. Louis-Marie regarde la caméra de la cellule et entonne sans trop savoir pourquoi des chansons d’amour à tue-tête.
Donc, tout a commencé en prison? « Ce n’était pas prévu, mais c’est là que j’ai découvert le pouvoir de la chanson. Je chantais pour rester sain d’esprit », admet-il. Comble de l’ironie, sur recommandation d’un spécialiste, Louis-Marie est transféré à l’Institut de psychiatrie légale Philippe-Pinel, où il se retrouve parmi des patients souffrant de graves troubles mentaux.
Dès les premiers moments de son séjour, il me dit avoir été contraint à une médication administrée de force, par injection, le corps maintenu par quatre intervenants.
« Toute ma vie, j’ai écouté les instructions. J’ai été militaire, ingénieur, je suis très cartésien dans ma façon de penser. On me disait “Tu as perdu la tête!” Mais j’étais pas coucou. Au contraire, plus éveillé que jamais! On me traitait de complotiste. “Complotiste”, un mot que je déteste. C’est une insulte qui retire toute crédibilité à mon intelligence. »
C’est à son congé de l’hôpital psychiatrique qu’il reçoit Cookie, un petit épagneul américain de deux mois qui le suit maintenant partout. Un cadeau de ses deux filles.
L’une est doctorante en science et employée de l’industrie pharmaceutique, l’autre œuvre en marketing, les deux sont mères et comprennent mal ce qu’il se passe avec leur père. Dans le tumulte, une distance s’est creusée. « Aujourd’hui, on ne se voit que pour parler de la température. Ça m’attriste beaucoup », dit-il, la voix serrée.
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À plusieurs occasions, Cookie quitte la terrasse pour s’approcher des autres chiens et les renifler. Les passants l’observent pendant un instant, désemparés, puis s’attendrissent pour cette petite boule de poil visiblement inoffensive. À aucun moment pendant l’entretien, il ne s’éloigne de plus de quelques mètres. Louis-Marie en profite pour bavarder avec les passants, charismatique, rieur, élégant, même.
« Je n’ai jamais voulu lui mettre de laisse. Peut-être parce que j’ai moi-même été privé de liberté et c’était vraiment terrible », explique-t-il en lui caressant le dos.
C’est en promenant Cookie que Louis-Marie a commencé à chanter dans le quartier. « Au début, je fredonnais parce que j’étais gêné. Puis, j’y ai mis du cœur, je voulais vibrer avec les mots des chansons. J’en connaissais aucune complète, en prison, que des refrains. Aujourd’hui, mon répertoire compte une quarantaine de morceaux. »
Brel, ABBA, Aznavour, Beau Dommage. Avec un faible pour Gens du Pays de Gilles Vigneault.
Il estime que les réactions à ses spectacles ambulants sont presque toujours bonnes. Les gens sont sensibles à sa voix et le croiser devient pour certains une forme de thérapie sociale. « Plusieurs ont pleuré dans mes bras, je les ai calmés, offert des câlins. Beaucoup de gens souffrent en silence. »
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Le matin de notre rencontre, il s’est représenté en cour lui-même, pour les infractions concernant l’encadrement de son chien et une autre contravention pour tapage, selon ses dires pour avoir chanté trop fort devant un policier. La scène du premier café me revient en tête.
« On vit dans un monde de fou », s’exclame-t-il les mains en l’air.
Il me raconte avoir fait une scène de théâtre, chose que les magistrats apprécient rarement. La juge a suspendu l’audience en réclamant son expulsion. Au moment de quitter, il a déclaré : « Je suis le seul être souverain dans cette chambre. Je vous avise que le juge a quitté le navire. J’en prends le contrôle et je déclare ce procès nul et non avenu. »
Conscient que ce ne sont pas des cartes jouables, il persiste à se faire pirate tout en sachant qu’il ne gagnera jamais ainsi.
Louis-Marie se rend à l’église chaque dimanche, pour se recueillir, mais aussi pour les chœurs, qui l’adoucissent. Il me parle de ses inquiétudes sur un futur divisé entre les forces du bien et du mal. Des guerres qui nous brûlent. N’empêche, l’espoir l’habite, pour l’amour de la chanson, et surtout des gens. Grand-père à la marginalité avoué, il se voit comme un grain de sable dans le grand engrenage du monde.
Tant que Cookie demeurera sans laisse, les mélodies continueront à flotter le long des rives du Plateau-Mont-Royal.