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Supervilain

Par
Kéven Breton
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Mon amie qui est instructrice canine m’a déjà dit que c’était une très mauvaise technique de dressage que de forcer le museau d’un chiot sur son dégât, pour lui apprendre de ses erreurs – que ce serait non seulement méchant, mais contreproductif.

Mais j’ai passé à travers ma boîte de gants blancs.

Avant aujourd’hui, j’ai toujours cru être un superhéros de l’accessibilité. Ce matin, on m’a fait comprendre que j’étais en fait un supervilain – un hors-la-loi, un malpoli, un ingrat qu’on doit contrôler et censurer.

C’est un lundi pluvieux sur Montréal, le premier de l’automne. Je me lève un peu à l’avance et je me prépare pour me rendre à mon travail. J’attrape ma carte Opus – que je paye le même prix que n’importe quel usager du réseau de transport. Je vérifie sur le site de la STM : pas de chance, les deux prochains bus sont de vieux modèles avec des rampes arrières typiquement dysfonctionnels. Il est mieux d’attendre le prochain bus avec une rampe avant, ce que je fais en bon client qui ne veut pas causer trop de tracas au chauffeur en charge de l’opérer.

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À l’arrêt, je reconnais instantanément la chauffeuse, que j’avais eu la chance de rencontrer pour la première fois, la semaine dernière – celle qui m’avait tenu captif, pendant quelques minutes, au coin de Berri et René-Levesque, refusant de sortir la rampe sous prétexte que l’arrêt était inaccessible – chose que je savais parfaitement fausse, puisque j’utilise cet arrêt tous les matins depuis six mois. Elle avait finalement cédé et aucune fatalité n’a été enregistrée cette journée-là.

Ce matin, je lui dis bonjour, comme je fais toujours avec chacun des chauffeurs, car je suis bien élevé. Elle me répond d’une spectaculaire baboune qui trahissait son inconfort. Je m’installe convenablement à l’endroit prévu et je l’entends appeler son supérieur.

Elle veut parler à la sécurité. Prise de panique, elle ne veut pas avoir à réargumenter avec moi à l’arrêt d’autobus. C’est un comportement qui m’aurait surpris ou choqué il y a deux ans – les passagers autour de moi étaient d’ailleurs tous stupéfaits. Mais je suis maintenant habitué à ce type d’agissements avec les chauffeurs de la STM et leur zèle protocolaire. J’esquisse un sourire. Elle appelle deux agents de sécurité pour qu’on me forme un beau comité d’accueil.

Je suis retourné lire mon livre docilement, devant les yeux incrédules des témoins qui ne comprennent pas du tout comment une chauffeuse peut à ce point être troublée par ma présence.

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À mi-trajet, une deuxième personne en fauteuil roulant monte. Une personne âgée, assez chétive. J’entends l’interphone se rallumer et la chauffeuse demande si elle doit me demander de sortir à Sherbrooke, le dernier arrêt «accessible». Effectivement rendu à ce point, elle interpelle mon acolyte et lui demande où il veut sortir : Sainte-Catherine.

“Les chaises roulantes doivent sortir ici, il n’y a pas d’arrêt plus bas”, dit-elle. J’ai été étonné de voir le monsieur obéir, et sortir à quelques centaines de mètres de sa destination – sans aucune réelle explication. Le monsieur allait devoir dévaler la côte Berri seul, complètement mouillé – par mesure de sécurité.

C’est la loi.

Mais comme je suis un supervilain…

Je n’ai évidemment pas réagi. Il n’y avait strictement aucune raison pour moi de me laisser me faire expulser d’un trajet pour lequel j’avais payé parce qu’une chauffeuse avait callé off la journée où on a distribué le jugement.

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À René-Lévesque, je sonne et je me dirige à la sortie, à l’avant du bus. Je suis accueilli par deux agentes de sécurité, et un ingénieur qui nous apprend – plot twist! – que l’arrêt est effectivement accessible, que c’était un malentendu. En fait, l’arrêt a été reconfiguré de façon à être accessible lors de modifications apportées il y a deux ans, mais la STM a oublié d’ajouter le pictogramme bleu officialisant la chose (pictogramme qui, aux yeux de la chauffeuse, avait plus de signification que le fait que je descende là depuis une demi-année sans le moindre pépin. L’accessibilité, dans le fond, c’est peut-être juste un concept de fonctionnaire).

Tout ce temps, je me suis abstenu de commentaires. J’ai demandé à sortir la rampe, pour que je puisse me rendre à mon travail (être supervilain, ça paye pas le loyer). Elle opère finalement et je sors, mais je suis interpellé par les deux agentes de sécurité qui avaient deux mots à me dire.

« Vous n’avez pas à être malpoli avec la chauffeuse, monsieur, elle fait juste son travail. »

Tabarnak.

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On allait peut-être me retarder ce matin-là, on allait peut-être contrôler mes allées et venues, on allait peut-être me dépeindre en un hors-la-loi ou en un citoyen de seconde classe, je m’en calice, j’ai la couenne dure. Mais on n’allait certainement pas me donner des leçons de politesse.

J’ai alors décidé de prendre mon téléphone pour filmer ce qui s’annonçait être un moment d’anthologie. L’agente me bouscule pour que je ferme mon téléphone.

Bas-les-fucking-pattes.

Si la STM a un problème avec l’identification de ses arrêts accessibles, c’est son problème. La chauffeuse aurait mieux fait de reporter le problème à son boss ou à son syndicat – c’est leur problème, pas celui du client qui ne fait qu’emprunter le trajet habituel. Si je détermine que l’arrêt est convenablement sécuritaire pour que je descende, ce n’est pas à une chauffeuse à se faire juge de mon autonomie ou de ma liberté par powertrip ou par un zèle de sécurité castrant.

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Tout ce chaos relève de la culture de discrimination de la STM, mise de l’avant par l’infantilisation de sa clientèle à mobilité réduite par les chauffeurs.

Jamais je n’ai vu un employé refuser l’accès à une personne âgée, car la marche était un peu abrupte et elle risquerait de tomber. Jamais je n’ai vu un chauffeur refuser accès à un père avec sa poussette, car il y avait déjà une à l’intérieur et que deux ça deviendrait trop dangereux.

Mais les personnes handicapées, elles, ne peuvent décider par elles-mêmes.

J’ai, pour la première fois dans toute cette histoire, osé hausser le ton – j’ai dit aux agentes que manquer de respect, c’est d’appeler des clients des “chaises roulantes” et de décider de leur itinéraire pour eux. En quittant, je leur ai suggéré d’aller vérifier si le monsieur qu’on avait expulsé à Sherbrooke ne s’était pas blessé par leur faute, plutôt que de venir me faire la morale. Et je suis parti.

C’est une mauvaise technique de dressage, peut-être, que de forcer le museau de la STM sur son gros dégât. Mais je sais plus comment le dire.

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La STM ne se contente pas de faire piètre figure en matière d’architecture et d’information accessible (rappelons qu’aucune de ses stations de métro du centre-ville n’est accessible. En 2015. À Montréal. Une métropole d’un pays classé parmi les pays les plus équitables par l’OCDE, membre du G8).

Ces retards ne lui sont pas entièrement imputables, elle souffre d’un sous-financement évident. L’affaire, c’est qu’au lieu de compenser avec un service à la clientèle exemplaire, la Société de transport de Montréal est gangrenée par une atroce et profonde culture de discrimination. Des histoires comme celle-là, il m’en arrive chaque semaine – et pas seulement à moi.

La STM minimise le problème de ces “pommes pourrie” dans son réseau, même s’il est soulevé depuis de nombreuses années par plusieurs groupes et usagers.

Est-ce symptomatique d’un manque d’encadrement? Est-ce que les chauffeurs reçoivent bien la formation nécessaire, avec les ressources dont ils ont besoin pour accueillir une clientèle diversifiée? Je ne sais pas.

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Honnêtement, je m’en criss de savoir à qui la faute. J’ai juste fini d’endurer ça.

Get your shit together, STM.

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