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Suis-je dépendante affective? Une soirée dans un sous-sol d’église m’a ouvert les yeux

J'ai rencontré les Dépendants Affectifs Anonymes pour en avoir le cœur net.

Par
Anne-Laurie Poirier
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L’histoire débute avec un couple dans une chambre d’hôtel, deux amants qui se retrouvent après plusieurs mois de quête personnelle et autres tumultes identitaires (bon, il a fini ses rénos et elle, elle a déménagé des Îles-de-la-Madeleine à Montréal : chacun ses odyssées). Ils se sont retrouvés tard en soirée et ont passé une nuit dont les souvenirs se sont dissipés aussi rapidement que ceux des itinérants des alentours. Ils ont évidemment dérangé les voisins, tant pis pour eux.

J’ouvre les yeux (auto-busted, quelle impatience) en ne me souvenant pas précisément du moment où je les aurais fermés. Je dois aller travailler et ça fait 12 heures que je n’ai pas bu une seule goutte d’eau.

Je me lève, il se lève. Je m’habille, il s’habille.

Aujourd’hui, c’est la Saint-Valentin. Il me demande ce que je fais ce soir et si je veux être sa valentine. En ce moment, j’ai mal au cœur pour moult raisons.

« Ah non, je suis super occupée cette semaine, je dois d’ailleurs aller aux Dépendants Affectifs Anonymes ce soir… pour la job. »

« Ah ok… » (???)

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Mon alibi semble l’avoir convaincu. J’abandonne l’entrée de l’hôtel et je me retourne vers lui en souriant (tout en ayant évidemment qu’un seul œil maquillé). Il quittera Montréal dans les prochaines heures et je ne le verrai probablement plus de l’année, d’autant plus que je lui ai donné une excuse un peu fucked top pour ne pas alimenter plus longuement ma disponibilité physique et émotionnelle à son égard. Je suis en paix avec ça, même si je n’en ai définitivement pas l’air.

Je titube donc bien malgré moi vers la rue St-Denis, mais aussi vers le cœur de ce qui semble inlassablement habiter ces relations décousues qui m’animent tant.

Fast-forward à moi assise sur une chaise dans le sous-sol d’une église qui n’héberge peut-être plus que ces nouveaux adeptes : les dépendants (sous toutes leurs formes). Accompagnée de ma plus vieille amie aux meilleures anecdotes de brosse (et de processus de transformation du crack de bas étage), je suis totalement là par curiosité. Il y a déjà un an qu’elle ne consomme plus rien, mais qu’elle tente sournoisement de me faire tester la formule.

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Je me crois être là pour l’épauler, sans jamais prévoir à quel point les histoires que j’entendrai ébranleront toutes mes croyances et convictions. Mais en même temps, j’aurais dû allumer que rien d’autre n’émergerait des vestiges du christianisme.

Bonne Saint-Valentin

Ça commence fort : je n’ai ni le temps de me caler sur l’une des chaises disposées le long des murs du local, ni même d’analyser les feuillets tendus par l’animateur de la séance, que chaque personne se présente à tour de rôle, confortablement affublé du sobriquet « Dépendant Affectif ».

Même si je suis à la toute fin du groupe et que j’avais toutes les chances de comprendre les règles du jeu, j’échouerai lamentablement par un « Bonjour, je m’appelle Anne-Laurie… » sans suite, dévoilant ainsi ma si friable fierté. Un long silence passe pendant que la quinzaine d’âmes ayant saisi l’opportunité de se repentir un soir de Saint-Valentin me regardent, semblant en savoir beaucoup plus que moi.

C’est finalement un joyeux bonhomme Michelin qui saute à pieds joints dans son 7 minutes de partage pour jouer de la harpe en cristal, me sortant de mon malaise tout en charmant la diversité de profils encastrés dans les sièges autour de moi.

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Je réalise alors qu’on pourrait se croire dans n’importe quelle salle d’attente (sans la harpe en cristal) du dentiste au CLSC avec, en prime, du gâteau, du café et un comité d’accueil diamétralement différent des charmes d’une secrétaire passive-agressive. M. Michelin est spécial : il a non seulement fait le gâteau, mais est aussi la seule personne qui assiste à la rencontre en couple. Toute sa démarche est douce et bold.

Les histoires s’enchaînent les unes après les autres, comme lorsqu’on imagine les aventures des inconnus assis à nos côtés le long des lignes verte et orange (je ne côtoie visiblement pas certains quartiers montréalais).

Alors que chaque moment de partage offre une vitrine sur des comportements et des réactions dont on parle assez peu autour d’une machine à café ou même face à sa propre bouille, ma douceur de déni s’étiole à vue d’œil.

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Je me vois naïvement quelques heures plus tôt, penser pouvoir sélectionner avec soin les témoignages les moins susceptibles de me challenger. Les choses qu’on évite viendraient-elles subitement nous hanter quand on se câlisse la face dedans?

La femme moderne

Sur mes genoux reposent des pamphlets que j’avais faussement lu devant le groupe. J’avais les yeux un peu cross-side, de toute façon. Je tente de parcourir un chapitre intitulé “L’Être Supérieur” lorsque je tombe évidemment sur ceci :

« Définition du trouble de la dépendance affective :

​La dépendance affective se caractérise par des comportements acquis autodestructeurs et des traits de caractère qui se traduisent par une grande difficulté à amorcer et maintenir des relations affectives saines. »

AH FUCK.

Me voyant probablement au comble du désarroi (aka sortir du déni), un de mes frères d’armes entame un monologue qui me sort de mes divagations de sous-sol d’église : il en est à sa sixième séance avec la fraternité qu’il accompagne jovialement d’un suivi auprès d’un psychologue. En couple depuis plus d’une trentaine d’années, il a réalisé récemment être dépendant de ses enfants et s’être viscéralement oublié auprès d’une femme carriériste.

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« Au début ça me convenait, la femme moderne qui prend les décisions. Puis vient un temps (plusieurs dizaines d’années, pauvre minou) où je réalise ignorer qui je suis et que je n’aurai pas d’autre choix que de la laisser… »

Puis il éclate en pleurs.

Bizarrement, cet homme endeuillé semble incarner l’idée que je me fais de ceux et celles qui partagent mon intimité : ils chériront l’idée d’une femme de caractère jusqu’à se laisser étouffer, inévitablement. Et jusqu’ici, j’étais en paix avec ça (je pense..?).

Alors que je voyais mon besoin de liberté et d’autonomie comme étant d’un féminisme intransigeant et conséquent avec qui je souhaitais être, ses larmes me mènent vers un doute que je n’ai jamais souhaité nourrir.

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S’écouter soi-même aux dépens de l’effritement des gens qu’on aime ressemblerait donc à ces vagues?

Premier plongeon

La séance se conclut et un chic type (M. Michelin) me demande si j’ai quelque chose à ajouter. Ça fait maintenant plus de 12 heures que j’ai une migraine abyssale et c’est pas gentil de me mettre on the spot, monsieur.

– Euh, je m’appelle Anne-Laurie et je ne me considère pas comme dépendante affective. J’ai toutefois réalisé qu’à travers les dernières années, j’ai eu tendance à entretenir des relations malsaines et inéquitables, à plusieurs niveaux. Merci pour l’accueil (et vive mon esprit de synthèse).

– (Une quinzaine de personnes en chœur) Merci, Anne-Laurie.

Sylvain* est l’animateur de la séance à laquelle j’ai pris part. Il a donc toléré mon arrivée tardive, m’a rassuré qu’il n’était pas attendu de moi que je donne les une ou deux piasses symboliques pour soutenir l’initiative citoyenne (belle compréhension de la dématérialisation de l’argent) et m’a ultimement suggéré autour d’une clope l’idée que je sois fort probablement dépendante affective aussi.

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« Moi, je pense qu’on est tous et toutes dépendants affectifs, d’une façon ou d’une autre », me chuchote-t-il en ricanant.

« Grand sage, cessez de me le remettre dans les dents », ai-je alors pensé en crispant la mâchoire.

Je m’éloigne du groupe tout en sachant que je les reverrai plus tôt que prévu. Les motivations professionnelles derrière ma démarche perdent de leur opacité et c’est un défi envers bien des murs internes qui désormais gronde en moi.

J’évite donc un autre amant la semaine suivante. Non seulement l’excuse est hautement efficace, mais je dois aussi au moins deux piasses à Sylvain.

Séance #2 : Sortir du déni ou avoir le contrôle

François* semble être un habitué des sous-sols et admet avoir participé à bon nombre de confréries. Il est d’ailleurs assez usuel que les individus pris avec des troubles de dépendance côtoient les mêmes circuits de groupes de soutien. Si on le souhaite, on peut s’y inviter tous les jours en effectuant une simple recherche sur Internet.

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François est assis sur sa chaise, dans toute la gloire d’un soixantenaire blanc ayant appartenu au monde des affaires, de l’excès et de cette frustration qui le pousse à s’approprier les femmes (et objets) qui partagent sa vie..

« Ma femme, c’est MA femme, t’sais… », délivre-t-il d’une voix grave et bizarrement rassurante.

Nous semblons tous suspendus aux lèvres de cet orateur qui ne nous surprendra pas, mais dont le timbre nous inspire la docilité. Gros chars, bons kits, importance des apparences, mais surtout, contrôle : François est l’archétype de plusieurs générations d’hommes pour qui les remises en question sont brèves et maladroitement livrées, des bars aux partys de famille les plus conflictuels.

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Et la lumière fut

« Pour moi l’Être supérieur, c’est la petite voix en moi qui me demande pourquoi j’ai ce besoin si vif d’avoir mon mot à dire sur tout ce qui m’entoure ou même cette volonté de contrôle total… »

Je me dis : oh shit, un monsieur qui questionne sa suprématie de monsieur? J’ai bien peur que François ne se liquéfie sous mes yeux, mais rien n’arrive. Il conclut son 7 minutes de partage et ne semble pas brisé. Au contraire, il a l’air terriblement serein, comme s’il savait le nombre pénible de secondes qui allaient passer avant que quelqu’un d’autre n’ose s’aventurer dans l’arène après lui.

Béatrice doit être la plus jeune d’entre nous et je suis surprise de la voir prendre la parole. Je dirais même surprise et impressionnée (car rappelons-nous que je ne suis historiquement pas la plus outillée pour cette quête).

« Je trouve ça intéressant qu’on discute de pouvoir et de contrôle. Depuis plusieurs années, je me définis comme une personne “polyamoureuse”. C’est même quelque chose auquel j’ai tenu si fermement que j’ai souvent dynamité des relations avant même qu’elles aient le temps d’être quoi que ce soit. »

« En vous écoutant, je réalise que de me définir et de me présenter comme une personne polyamoureuse, c’est une façon pour moi de tenir les gens à distance de mon intimité, de ma vulnérabilité. »

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« Il y a toujours un easy way out : “Ah bon, tu n’es malheureusement pas polyamoureux? Je poursuivrai donc mon chemin. Oh tu es polyamoureux, toi aussi?” Peu importe la formule, je me voyais libre, alors qu’en vous entendant, j’ai visiblement peur de perdre contrôle. »

Ma gorge se serre et le bruit de ma déglutition se joue de celui de la vaste ventilation de l’église. J’aimerais pouvoir chuchoter à Béatrice qu’elle me surprend et m’impressionne, mais on s’entend que ça va juste être fucking weird.

Très cute guy > les failles du système de santé

De la quinzaine de personnes initialement présentes lors de ma première rencontre, sièges et sous-sol ne pourraient désormais accueillir plus de maux. Je me demande si la difficulté d’obtenir des services en santé mentale y est pour quelque chose. Oh, un très cute guy se tient en diagonale de moi! Les échecs du système de santé s’écroulent rapidement et j’espère alors de lui une désopilante tirade.

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Il nous sort toutefois un classique : en quête de liberté et d’indépendance, il enchaîne les conquêtes, mais oh well, il ne s’est jamais senti aussi seul.

Miroir, miroir, dis-moi… me sentirais-je aussi seule?

À votre propre curiosité, je répondrai : souvent, et ce, surtout accompagnée. Moi qui ai toujours été en couple – ou presque –, je pensais qu’il était usuel d’en somnoler des bouts. Après tout, très cute guys, l’expression « Tu m’endors et je t’étourdis » n’est-elle pas la doctrine des relations les plus translucides et complémentaires? Et surtout, suis-je même intéressée à entretenir quoi que ce soit de différent?

On nous avertit qu’il reste 7 minutes pour un dernier témoignage et je plonge. Je prévois de mettre ça sur le dos de l’Être supérieur ou du petit Jésus.

Ça part!

Moi qui ai l’habitude de saisir toutes les opportunités pour ne pas me la fermer, je me racle la gorge, j’ai le vertige et j’aurais préféré être un peu tipsy pour me mettre dans le mood.

« Allô… Je m’appelle Anne-Laurie et je suis potentiellement dépendante affective (fine renarde). »

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« Il est excessivement difficile de ne pas se reconnaître en chacun de vous. Quand on parle du contrôle, je ne peux pas ignorer à quel point mes relations sont teintées d’une certaine récurrence : “je te tiens dans ma paume jusqu’à ce que j’aie oublié que, pour continuer à jouer, il ne fallait pas t’écraser”. Ceux et celles qui ont cru assister à ma vulnérabilité ont même eu la fâcheuse tendance de prétendre que j’étais “pas assez dépendante affective”. »

Je prends une pause pour sourire à la foule, en souhaitant avoir l’air totalement apaisée même si je me briserais littéralement les dents sur le plancher.

« Dans la solitude des gens mal accompagnés, comme de ceux qui réalisent avoir des comportements un peu fucked top, il s’avérerait qu’elle m’apaise et m’est familière bien plus que je ne voudrais me l’admettre. Je réalise même ne pas savoir si je suis capable de vivre sans… Et aussi ésotériques que soient pour moi les termes “Être supérieur”, une autruche 6 pieds sous terre, ça, ça me parle plus. »

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Fumer ou ne pas fumer un bat

Un bénévole ajuste la luminosité, permettant à la salle dans laquelle nous nous trouvons de reprendre de son amertume alors que les chaises se vident. C’est la fin de la séance et j’ai l’impression d’émerger d’une pièce de théâtre à la piètre scénographie et au scénario décadent. D’une main, je scrap le travail du concierge de l’église, mes doigts filant sur l’ensemble des vitraux qui mène à la sortie et je sors un joint on-ne-peut-plus pressant de ma poche puis le place dans ma bouche.

Joint à la gueule, j’accueille les regards chaleureux de ma nouvelle gang à la sortie, mais je réalise parallèlement que de me lighter un bat devant des gens appartenant aux dépendants++ manque fort probablement de considération. Je presse donc le pas en espérant absolument éviter tout dialogue en lien avec ma récente performance et pouvoir bientôt décanter en toute impunité, loin du petit jésus et des fleurs des plus intrigants tapis de ma curiosité.

Heille, pis j’ai envie d’installer Hinge.

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Mais Sylvain, le vieux sage, me rattrappe à mon auto, car il a bien vu dans mon jeu (ou qu’il va dans le même sens que moi…). Je suis prise d’incrédulité alors qu’il me livre un bref aparté qu’il me sera impossible de décrypter sur le coup.

Je le regarde s’éclipser et j’allume à nouveau mon joint (visiblement, il allait juste dans le même sens que moi). À ce moment, je me dis que j’ai pas mal atteint les limites de ma rigueur professionnelle. Je tente une recherche avec les bribes dont je me souviens.

Eh ben, qui aurait cru que les propos d’un vieux philosophe romain pouvaient t’être lancés au visage aussi furtivement, un mardi soir.

Sur le chemin du retour, les mots de Sénèque jouent plus forts dans mes oreilles que mes très bonnes playlists. Fucking Sylvain, en plus je lui ai laissé 5 $ avant qu’il ne vienne me hanter.

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J’arrive devant la porte de mon appartement et j’ai momentanément une pensée pour mes ex. Je me dirige vers ma chambre en me déshabillant machinalement puis, une fois assise sur mon lit, je fixe le plafond pour n’y voir rien d’autre qu’un ouragan. Bien malgré moi, je me présente à ma chambre vide comme si nous y étions des dizaines.

« Bonjour, je m’appelle Anne-Laurie et je suis dépendante affective. »

______

« Ayez surtout le souci
de séparer les choses
du bruit qu’elle font »

Sénèque