« Sept millions de vues? C’est une semaine tranquille pour nous », lance le cuisinier en me tendant son cellulaire, minuscule dans ses mains de géant.
Nous sommes de passage dans un petit restaurant familial de Pierrefonds; « apportez votre vin », nappes blanches, menus plastifiés aux prix raisonnables. Une sauce à la viande mijote doucement dans une casserole cabossée. Il fait chaud, ça sent l’origan et le labeur. Aucun néon, aucun angle flatteur : ici, la lumière provient du four et non d’un ring light. Les ronds de poêle ont le teint fatigué de ceux qui travaillent vraiment.
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Et c’est dans ce décor sans prétention, loin des cuisines léchées des influenceurs gastronomiques, que s’affaire Steven Droulis. Quarante-sept ans, accent montréalais à couper au couteau, sourire de travers et répartie de quartier. Il est le chef et le cœur du Vivaldi, une trattoria coincée dans un modeste strip mall résidentiel.
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Inconnu du grand public il y a quelques mois à peine, Steven est aujourd’hui l’un des visages les plus viraux du pays. En ligne, son resto est devenu un véritable phénomène. Et ce, non pas grâce à un plan marketing savamment orchestré, mais avec juste un cellulaire, un tablier taché, quelques recettes… et une bonne dose de charisme brut.
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« J’suis né dans la restauration »
Fils d’un père grec et d’une mère québécoise, Steven Droulis a vu le jour entre deux services, ou presque. Il a grandi à Outremont, puis dans l’Ouest de l’île. Chez les Droulis, la cuisine se transmet de génération en génération. Le grand-père tenait les fourneaux, le père aussi. Mais Steven, lui, a longtemps préféré les marges du métier.
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Il a été pompiste, laveur de chars, manutentionnaire. Et puis, un jour, l’appel de la cuisine a repris le dessus. En 1998, tout juste entré à Concordia pour poursuivre une destinée en finances, son frère Dave, que je croise d’ailleurs perché sur un escabeau, occupé à poser un air climatisé, et leur père Jim lui proposent d’ouvrir un resto à trois.
La Bourse attendra.
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Le nom? Vivaldi. Un choix simple, presque anodin, mais étudié : un mot qui glisse aussi bien dans une bouche francophone qu’anglophone et qui évoque l’Italie sans la nommer.
La première itération prenait place dans le vieux Château Gohier, au Cap-Saint-Jacques. L’été, on y servait les baigneurs en sandales, et l’hiver, les fondeurs en bottes. Puis, au fil du temps, le modèle change : la livraison prend son souffle. Les Droulis sillonnent l’Ouest de l’île, fidélisant leur clientèle un plat de pâtes à la fois. Ce n’est pas un succès instantané, mais un ancrage. Un commerce qui prend racine.
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Les années passent. Le resto migre dans un discret strip mall de quartier. On pousse les murs, on agrandit le menu, on ajoute des plages horaires. Déjeuner, dîner, souper, sept jours sur sept. Le nid s’étoffe, mais l’esprit demeure : familial, bon, abordable.
Et l’inspiration? Elle vient du père. « L’italien, ça se vend mieux, explique Steven avec son aplomb tranquille. La bouffe grecque, elle, est plus compliquée… Pas dans la technique, mais Dans le prix des ingrédients. »
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Pandémie, survie et boom numérique
Quand la pandémie frappe, le Vivaldi encaisse de plein fouet. Steven serre les dents. Il concocte des soupers familiaux à petit prix, les annonce sur des groupes Facebook de quartier, cuisine à la chaîne, sans jamais lever les yeux de son plan de travail. « Ça m’a presque brûlé, la Covid. La rétention du staff, l’inflation, le stress… Y a pas un restaurateur qui, dans les cinq dernières années, s’est pas dit : câlisse que j’aimerais ça, me débarrasser de mon restaurant. »
Père de deux jeunes filles, il commence à manquer de souffle. L’envie flanche, le moral aussi. Puis, à l’automne 2024, un éclair, une idée, rien de compliqué. « On s’est dit : on va faire des vidéos promo. Mais au lieu de montrer le resto, on va filmer des recettes. Sans attentes. Juste pour le fun. »
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Et le miracle opère. Une vidéo, puis deux, puis trois… et soudain, l’algorithme s’emballe. Le cellulaire de Steven se met à vibrer comme une alarme. Quelques mois plus tard : 123 vidéos en ligne, 275 millions de vues, 697 000 abonnés sur YouTube seulement. Un saumon poché dépasse les 25 millions de clics. Une simple assiette de pâtes pour enfants, tournée à la bonne franquette pendant mon entrevue, frôle déjà les 3,7 millions de regards. Rares sont les vidéos qui ne dépassent pas le million. Un succès aussi monstre qu’inattendu.
Le plus surprenant? L’identité de son public. Rien à voir avec ce qu’il s’imaginait. Majoritairement masculin, âgé de 25 à 34 ans, et surtout… américain. « Je pense qu’on a eu des clients de presque tous les États », dit-il, toujours incrédule.
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Ses recettes, empreintes de l’Italie et de la Grèce, résonnent auprès du public. En ligne, son accent, curieux alliage de Montréal et de Méditerranée, est souvent pris pour celui d’un New-Yorkais. Et sa parole, spontanée, sans fard ni fioriture, devient à son insu un passeport universel.
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Une cuisine sans calcul
Blouse de chef, tablier blanc maculé d’efforts : Steven incarne le cuisinier pur jus. Pas de flafla, juste la présence calme d’un gars capable de leader une brigade. Son charisme n’est pas apprêté, il est brut, instinctif, enveloppant. Et pourtant, il le dit sans détour : il n’aime pas se mettre de l’avant. Le succès est venu malgré lui, presque à son insu.
Le décor, lui, joue le rôle de complice. « Un éclairage de marde et de vieilles pans noires », résume-t-il en riant. Et c’est justement ce qui frappe.
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Les vidéos sont tournées le lundi, jour de relâche du resto. Aujourd’hui au menu : pâtes, pizza végé et poulet aux herbes. À huis clos, entre collègues. Steven, son fidèle acolyte Spiro, et un réalisateur énigmatique à la voix robotique forment ce trio improbable. Sans plan de tournage, juste l’élan du moment. « C’est vraiment moi que tu vois à l’écran, dit Steven. Mais j’suis peut-être un peu moins doux quand je suis dans le jus. »
Ce modus operandi : spontanéité, personnages flamboyants, accès aux coulisses, s’est répandu partout sur les réseaux, mais ici, rien n’est surjoué.
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Les recettes, elles, ne sont jamais choisies pour générer de l’engagement. Elles sont simples, accessibles, parfois involontairement polarisantes : une cuisson trop saignante, une vinaigrette non orthodoxe, un plat mal prononcé, et les commentaires s’emballent. Steven, lui, garde le cap. « Il faut que ce soit le fun, dit-il. On veut surtout pas copier personne ni donner un show rock ’n’ roll. On parlera jamais de politique, de religion, de sexe. »
La ligne est claire : on rassemble autour d’une recette. Pas question de diviser pour buzzer. Mais à éplucher les milliers de commentaires qui se collent à ses pâtes, une chose saute aux yeux : la grande majorité n’est là ni pour débattre ni pour critiquer, mais pour encenser le chef et le défendre comme on protège un trésor national. Internet l’aime.
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Le poids du succès
Au moment même où les passants commencent à le reconnaître dans la rue, Steven, lui, continue d’enfiler son tablier à l’aube. La pénurie de personnel l’oblige parfois à commencer ses journées dès 5h du matin. Car sa salle, elle, ne désemplit pas et la plonge ne se fait pas d’elle-même. Les clients affluent, parfois de très loin, et il prend toujours le temps de poser pour une photo de fin de repas. Malgré la notoriété grandissante, il garde les deux pieds bien plantés sur le carrelage de sa cuisine. « Au final, c’est juste le fun comme aventure. Les gens sont plus gentils dans la vraie vie qu’en ligne. »
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Et hors de question de quitter Pierrefonds. « J’ouvrirais jamais dans le centre-ville », tranche-t-il. La banlieue, c’est son port d’attache. Rester là où tout a commencé, c’est aussi, à sa manière, résister aux mirages de la viralité.
« Les vidéos ont mis un baume sur cinq années difficiles. On est très bien, en ce moment. Je pense même pouvoir prendre des vacances bientôt », dit-il en empilant les factures rapportées par son frère.
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À 47 ans, comme ça, sans trop l’avoir cherché, Steven Droulis redessine peut-être la silhouette du restaurateur moderne. Ni technicien ni rockstar. Juste une voix sincère, pleine d’expérience diffusée sur les réseaux.
Dans la tempête constante de la cuisine virale, il arrive que la vraie magie consiste simplement à faire des pâtes. Cuites au naturel, avec un gros accent et la lumière bancale d’un plafonnier fatigué.
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