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Sortir de la terre

Trois ans après l’achat d’un vignoble, Julie et Félix tirent leur révérence.

Par
Hugo Meunier
Hugo Meunier
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« Nous n’étions pas des agriculteurs. Pourtant, nous avons tenté notre chance. »

C’est ainsi que Félix Duranceau et Julie Bouchard amorcent le message publié il y a quelques jours sur la page Facebook du vignoble qu’ils ont acquis en 2021 en Estrie, et qu’ils viennent de vendre après trois ans de dur labeur.

« Nous quittons la tête haute, avec toute la reconnaissance pour ce qu’on a pu vivre », concluent les vignerons avec lucidité, évoquant la détresse psychologique qui guette les agriculteurs, le travail acharné et l’urgence de soutenir nos « gardiens de la terre ».

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Dans une société où l’on carbure aux success stories, ce constat d’échec, livré en toute transparence, mérite qu’on s’y attarde. C’est le constat auquel je suis arrivé après avoir lu plus de 150 commentaires empathiques qui se sont vite empilés sous la publication du couple, et que m’a mis sous le nez ma collègue Laïma.

Je me suis donc rendu au Domaine du P’tit Bonheur situé à Cowansville, en Montérégie, pour entendre Julie et Félix me raconter cette courte, mais néanmoins très belle histoire. Et dans le contexte de crise qui frappe durement le milieu agricole, le sujet pourrait difficilement être plus d’actualité.

Tomber en amour avec une vue sur le mont Sutton

Un tronçon du chemin Plouffe est fermé, ce qui nous force à rouler un peu dans la bordure en bouette pour atteindre le domaine. On croise au passage un tracteur dans lequel deux hommes prennent place. L’un d’eux est Félix Duranceau, notre hôte. L’autre passager, Bernard Latil, est le nouvel acquéreur du vignoble. C’est sa toute première journée.

« Je viens même de conduire le tracteur pour la première fois. Ça s’est bien passé! », commente à chaud le nouveau propriétaire du domaine, avec sa conjointe, qui tire un trait sur 27 ans de travail en estimation dans le milieu de la construction. Une job de bureau à laquelle il tourne le dos à 53 ans, gonflé à bloc par ce nouveau départ.

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Un état d’esprit semblable à celui qu’avaient Félix et Julie lorsqu’ils ont eu l’appel de la terre il y a trois ans, en pleine pandémie.

Le couple habitait alors dans Hochelaga. Lui travaillait dans le milieu événementiel et elle comme enseignante en psychologie au cégep Maisonneuve.

« On s’était réfugiés au chalet lors du confinement. On avait un voisin qui avait une ferme biologique et des amis avec un gros jardin. En revenant à la maison quand l’école a repris, le déclic s’était fait », raconte Félix.

Sa blonde était aussi emballée par cette volonté d’emprunter un virage écoresponsable, en phase avec ses convictions. « L’idée de base était de trouver une maison et une terre à cultiver, mais on est tombés en amour avec un vignoble à vendre avec cette vue sur le mont Sutton », résume Julie, au sujet de l’endroit effectivement bucolique à souhait et qui s’appelait jadis le Vignoble la Grenouille.

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Leurs enfants, Léo et Estelle, aujourd’hui âgés de 10 et 8 ans, n’ont pas eu besoin de se faire tordre un bras. « L’objectif était aussi de se retrouver en famille, de prolonger la bulle pandémique », renchérit Julie.

Pour le reste, le saut dans le vide était entier, sauf pour quelques expériences de travail dans les vendanges en France pour Félix et dans des champs de vignes dans l’Ouest canadien pour Julie. En revanche, le couple était amateur de bons vins, ce qui constituait une bonne base. « J’avais même jamais conduit de tracteur », note Félix.

Des vignerons qui se serrent les coudes

Malgré leur manque d’expérience et le cliché d’un retour à la terre frappant un couple d’urbains, les vignerons en herbe estiment avoir été accueillis à bras ouvert dans leur milieu d’adoption. « Un des gros éléments positifs a été cet esprit de communauté entre les vignerons au Québec, qui se serrent les coudes dans un marché difficile », louange Félix, rappelant que les petits producteurs en viticulture représentent seulement 1% des ventes enregistrées à la SAQ.

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C’est le combat de David et Goliath, mais sans le revirement biblique habituel.

Et dans ce cas-ci, Goliath est personnifié par le monopole de la SAQ, le contexte économique et la météo. Julie ne cache pas avoir réalisé à la dure l’influence du climat dans la culture au Québec. « On venait d’acheter quand on a entendu parler d’un gel printanier. Ça a été un baptême brutal », admet-elle, se rappelant de ses premières nuits blanches à essayer de réchauffer les vignes pour les sauver du froid.

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La petite famille a aussi dû s’entasser dans une mini-roulotte, avant d’emménager sur un étage à aire ouverte attenant à leurs barils et à leur cave à vin.

En rattrapage perpétuel

Les enfants ont une journée pédagogique aujourd’hui. Léo a de la jasette et épie notre conversation, la bonifie de son grain de sel. Sa sœur, plus discrète, joue dans la maison. Elle a une éraflure au menton, gracieuseté d’une chute à vélo la veille. Ah, et il y a Pépin, un magnifique Labernois au nom conceptuel (choisi par les enfants), qui vit clairement sa best life sur l’immense domaine.

À un point tel qu’une voisine l’a ramené un peu plus tôt après l’avoir trouvé sur son terrain, comme c’est parfois le cas.

Avec le recul, Félix impute en partie au fait d’avoir voulu aller trop vite le dénouement de son aventure agricole.

« On a arraché la moitié des vignes en partant, fait la transition pour une certification biologique, ouvert une boutique et modifié le nom du vignoble. On aurait peut-être dû faire ça sur du plus long terme », analyse-t-il.

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Josée opine énergiquement. Si l’idée était de se rapprocher de la terre et de leurs enfants, la réalité est rapidement devenue autre. « Les tâches s’accumulaient. On n’a pas pris de vacances la première année et l’hiver, au lieu de se reposer les pieds sur le poêle, on était en rattrapage de tout ce qu’on n’avait pas eu le temps de faire. »

Le champ, la production, la transformation, la mise en marché, la paperasse, la livraison, les réseaux sociaux : l’impitoyable travail de la terre jamais ne fait relâche. Au bout d’un moment, le vernis rustique d’une vie agricole a perdu de son lustre. « J’étais plus capable de voir l’environnement magnifique qui nous entoure ni même la vue sur le mont Sutton, je voyais juste la liste de tâches », illustre Félix.

Mettre la production locale de l’avant

Avec humilité, le couple ne cache néanmoins pas sa fierté d’avoir récemment livré sa troisième cuvée de vin – leur meilleure – en apprenant sur le tas. Une production annuelle de 10-12 000 bouteilles de vin blanc, rouge, orange, rose et des bulles, en vente dans une soixantaine de comptoirs spécialisés et d’épiceries fines un peu partout à travers la province.

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Le couple invite par ailleurs la population à une prise de conscience envers la réalité des agriculteurs, tant pour la nourriture que le vin. « Il faut pousser davantage les produits d’ici, les mettre de l’avant. Le contexte économique est certes difficile, le portefeuille limité, mais il faut au moins convaincre ceux qui peuvent se le permettre », plaide Julie, tandis que son chum propose carrément une révision de la vente d’alcool au Québec.

Évidemment, Julie et Félix sont aux premières loges de la crise qui sévit présentement dans le milieu agricole, s’exprimant par des manifestations et des demandes d’aide d’urgence au gouvernement. Il y avait même deux jeunes agriculteurs à Tout le monde en parle, dimanche dernier, pour décrier la situation, marquée par une hausse des coûts de production, une flambée des taux d’intérêt, un manque de relève et des normes trop strictes désavantageant le Québec sur l’échiquier international. Le président de la Fédération de la relève agricole du Québec, David Beauvais, a même prévu que les revenus nets des fermes québécoises allaient chuter de 86,5% en 2024.

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« Juste la paperasse à remplir prend un temps fou, en plus de livrer nous-mêmes notre vin en camion pendant qu’on prend du retard dans le champ », soupire Julie, exhortant les autorités à se réveiller avant qu’il ne soit trop tard.

Tout ça, c’est sans compter les défis liés à la gestion de main-d’œuvre locale et étrangère.

Frapper un mur

Malgré tout, Félix assure que leur décision de vendre le vignoble n’est pas économique. « C’était surtout en lien avec ma santé mentale, le désir de prendre un break et de se retrouver en famille. »

Parce que la détresse psychologique dans le milieu agricole est bien réelle et probablement plus répandue qu’on ne le pense. C’est justement pour contribuer à briser les tabous que le couple accepte d’en parler. Il y a un an, Félix a frappé un mur. « Je n’avais plus d’énergie, j’étais épuisé et on a dû fermer la boutique que j’adorais », relate-t-il, rendant hommage à Julie, qui a contribué à maintenir la barque à flot dans cette période houleuse. « Mais je devais faire attention pour pas qu’on se retrouve à deux là-dedans », précise-t-elle.

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Pendant que le nouveau propriétaire se familiarise avec son champ en l’arpentant au loin, Julie et Félix dressent un bilan positif de toute cette expérience.

« Pour nous, ce n’est pas un échec. On est vraiment fiers de ce qu’on a accompli », insiste Julie, qui a repris l’enseignement, en plus d’avoir complété ses études supérieures.

Si Félix reconnaît que le monde agricole n’est pas fait pour tout le monde, il s’estime chanceux de voir le Domaine du P’tit Bonheur continuer sa route, puisque Bernard prévoit conserver le même nom, du moins à court terme. « Notre bébé va continuer à grandir », résume-t-il, ému.

Les perspicaces auront noté que le nom du vignoble et de son ancien propriétaire sont un clin d’œil à Félix Leclerc, qui a joué malgré lui un rôle de premier plan dans le destin de cette famille. En fait, les grands-parents de Félix ont quitté l’Algérie avec trois disques de Félix sous le bras, avant d’arrêter leur choix sur le Québec, probablement influencé par notre poète national. Depuis, Le p’tit bonheur est la berceuse officielle pour endormir les enfants de la famille.

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Ceux-ci viennent justement nous rejoindre, avant d’aller prendre l’air à travers les vignes, talonnés par Pépin. La famille déménagera sous peu à Cowansville, où d’autres projets l’attendent certainement.

Le couple laisse derrière lui un vignoble magnifique, une expérience unique et un nouveau couple enthousiaste à l’idée de faire fructifier les vignes. « Je suis bien conscient de la crise, mais je suis aussi un optimiste. Alors je me dis que les choses peuvent juste finir par aller mieux », tranche Bernard, fier de ce plongeon agricole à 53 ans.

La suite s’écrira ici plus tard, en espérant que ça soit pour le mieux.