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Soleils Noirs, la terreur au Mexique

Les coulisses d'un film dont on ne revient pas indemne

Par
Julien Elie
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Ciudad Juárez collectionne les surnoms glauques : « Capitale du meurtre », « La ville qui tue les femmes », « Capitale mondiale du crime », pour ne nommer que ceux-là. Mais cette ville du nord du Mexique n’est malheureusement pas le seul théâtre des disparitions, assassinats et kidnapping qui gangrènent le pays depuis des années. Cette semaine le documentaire Soleils noirs prend l’affiche, une enquête troublante sur le sujet qui donne une voix trop souvent refusée aux victimes. Le réalisateur, Julien Élie, revient sur la genèse de ce film explorant cette région devenue « une véritable fosse commune ».

Veracruz, février 2011

Au premier regard, le port de Veracruz, d’habitude grouillant et bruyant, semble seulement légèrement endormi. Peu à peu, en s’enfonçant dans ses rues, on réalise, avec une certaine appréhension, que plus rien n’est comme avant. Les hôtels et restaurants sont déserts et des militaires lourdement armés ont remplacé la police. Les passants rasent toujours les murs, mais on se demande si c’est pour chercher de l’ombre dans cette ville suffocante, ou plutôt pour éviter une menace. À la nuit tombée, les rues se vident et seuls déambulent les soldats cagoulés.

Un homme vient d’être tué en plein jour à deux pas de mon hôtel, un autre a subi le même sort la veille dans un bar du quartier.

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Lors d’un séjour précédent, j’avais pris pour habitude de parcourir les rues à toute heure de la nuit, à la recherche de concerts, parfois improvisés, où des groupes de Jarocho faisaient vibrer les petites places des quartiers du centre historique. Cette fois-ci, je ne resterai que quelques heures. Un homme vient d’être tué en plein jour à deux pas de mon hôtel, un autre a subi le même sort la veille dans un bar du quartier. Quelques mois plus tard, en septembre 2011, 42 corps décapités seront déposés en plein milieu de la chaussée d’un grand boulevard, aux pieds des plages fréquentées par les touristes. Alors que flâner dans l’état de Veracruz ne semble plus opportun, l’idée de faire un documentaire prend lentement forme.

Février 2015, ville de Mexico

Dans l’avion me transportant de Montréal à Mexico, je viens de lire d’une traite le livre Des os dans le désert du journaliste Sergio González Rodríguez. Le célèbre écrivain chilien Roberto Bolaño s’en était fortement inspiré pour écrire le roman 2666, oeuvre inclassable où un trio d’improbables universitaires part à la recherche d’un écrivain allemand et se retrouvent au coeur d’une ville imaginaire frappée d’un mal épouvantable : des jeunes filles disparaissent par dizaines. Plusieurs sont retrouvées violées et torturées dans le désert aux limites de la ville alors que d’autres se sont volatilisées à jamais.

Je suis complètement sonné par l’accumulation des témoignages et l’ampleur des investigations.

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Cette ville, c’est évidemment Ciudad Juárez et l’enquête-fleuve de Sergio González Rodríguez n’est autre que le récit cauchemardesque des féminicides du nord du pays. Je suis complètement sonné par l’accumulation des témoignages et l’ampleur des investigations, mais aussi par la prose de l’auteur. Le livre semble rejoindre un certain idéal, un équilibre parfait entre le journalisme d’enquête et la littérature. En attendant mes valises à l’aéroport Benito Juárez, j’esquisse les premiers traits du film. Je rêve d’un documentaire prétendant au même souffle narratif. Un film qui serait le point de rencontre entre le cinéma et une recherche journalistique approfondie. Décidé à adapter Des Os dans le désert, je pars à la recherche de son auteur. Après plusieurs semaines, un ami éditeur de Mexico réussit finalement à me mettre en contact avec Sergio González Rodríguez. Je lui écris aussitôt et, à ma grande surprise, en moins d’une heure il me répond pour fixer rendez-vous le lendemain matin dans une librairie branchée du quartier de la Roma.

Ce choix me surprend. Dans son livre, Sergio González Rodríguez raconte comment il a été kidnappé à deux reprises en plein coeur de Mexico tout juste devant sa porte. Embarqué dans un taxi, menacé, puis battu et laissé pour mort dans un terrain vague, il fut hospitalisé des mois avant de retrouver peu à peu la mémoire et la capacité de bouger les jambes. Depuis, il raconte que ses communications sont interceptées. Il est persuadé qu’on cherche à le faire taire, qu’il cesse ses enquêtes pointant du doigt de hauts fonctionnaires de l’état. Ses sorties se font rares et il cherche l’anonymat.

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Il est pourtant venu. Nous avons échangé une poignée de main et un sourire. Il m’a dévisagé de la tête aux pieds avant de se retourner et de quitter les lieux en boitant. Interloqué, je l’ai regardé s’en aller, puis j’ai fini par le suivre. Nous avons traversé deux avenues et il s’est engouffré dans un café désert. Il a choisi une table au fond avec vue imprenable sur la rue. On a commandé des cafés et il m’a regardé dans les yeux. « Les menaces ont recommencé. Si je ne prends pas ces précautions, quelqu’un sera peut-être assis à la table à côté pour tout écouter. Et tu auras des problèmes à ton tour. »

Aujourd’hui, on tue des femmes partout au Mexique. Sans compter les migrants et les jeunes qui disparaissent sans laisser de trace.

Nous avons longuement discuté de son livre, de ses enquêtes, de mon idée de film, d’une possible collaboration et de sa vie d’homme traqué. Il m’a parlé de ses hypothèses, des coupables et des victimes, des enjeux économiques et du silence complice des autorités. Il s’est montré favorable au projet de documentaire. Il s’est aussi dit convaincu que le film devrait traiter plus largement le sujet. « Aujourd’hui, on tue des femmes partout au Mexique. Sans compter les migrants et les jeunes qui disparaissent sans laisser de trace » m’a-t-il dit avant de me mettre en garde: « C’est évidemment dangereux et casse-gueule. Mais tu dois le faire. »

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Il s’est soudainement levé, m’a serré la main et s’est dirigé vers la sortie. Il s’est éloigné d’un pas rapide, malgré sa jambe hésitante, probable séquelle de son agression. Je suis parti en sens inverse, puis me suis retourné une dernière fois pour le voir disparaître au milieu des voitures. Il regardait autour de lui nerveusement, probablement pour s’assurer que personne ne le suivait. Il m’a fait un dernier sourire avant de continuer son chemin, le dos courbé, la démarche hésitante. À ce moment précis l’idée du film a pris forme. Soleils noirs sera un film sur la terreur qui gangrène le pays. C’est à cet instant aussi que j’ai décidé de filmer les personnages de dos, collé à leur nuque, dans un cadre serré et anxiogène pour souligner leur crainte d’être suivi.

* Sergio González Rodríguez n’apparaît pas dans Soleils noirs. Le 3 avril 2017, quelques semaines avant le début du tournage, il succombait d’une crise cardiaque à Mexico.

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Réalisation : Julien Elie

Direction de la photographie : Ernesto Pardo, François Messier-Rheault

Monteuse : Aube Foglia

Musique originale : Mimi Allard

Son : Daniel Capeille, Gabriel Villegas, Mimi Allard, Bernard Gariépy Strobl

Directrice de production : Amaia Aldamiz

Producteur délégué : Richard Brouillette

Producteur : Julien Elie

Production : Cinéma Belmopán et Division Del Norte

Distribution : FunFilm