.jpg)
je m’évache dans ma peine
les prospectus des théâtres sont étalés sur ma table
je suis prêt pour le chagrin
la programmation des pièces est arrêtée
les distributions sont bouclées
je ne serai pas à l’affiche, encore
je n’ai pas été vu en audition
je jouerai à Scattegories à la place
mon rire sera le plus vrai de toute l’UDA
mon agent laisse un message sur ma boîte vocale
Simon, tu as un callback pour jouer à Cranium
dans une soirée d’amis
bravo
je suis en train de passer dans le beurre
de toutes les sphères de ma vie
je suis fatigué d’écrire
je veux me reposer la création
je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
d’un rôle qu’on m’offre au TNM
un simple laquais laconique
ou un messager pressé
pour me reposer un peu
Sir, voici votre lettre
Je la tiens du Comte de… le Comte de F…
chaque fois ma mémoire est un désastre
c’est alors l’hémorragie dans la salle
ça se vide ça me fuit ça me rit
mes comparses me laissent dans mon vertige
je termine seul
dans une douche de lumière
je crois que je suis fatigué tout court
je me recharge les batteries dans les halls d’entrée
les soirs de première avec le gratin grimé
je me pointe en t-shirt troué et en casquette du Tigre Géant
je sors du lot avec les moyens du bord de ma pauvreté
les flashs crépitent sur le tapis rouge
mais pas sur mes pas
les appareils-photo sont en berne sur mon passage en solo
alors je fais des photobombes au cou de Michel Tremblay
pour être immortalisé dans mon époque
il faut prendre sa place, dans’ vie
maman avait raison
passer dans le beurre, ç’a ben des asties de limite
je vais au théâtre à défaut d’y jouer
on m’offre des paires de billets
j’invite Jean-Nicolas le beau médecin de Grindr
pour l’impressionner
il prétend qu’il veut deux enfants comme moi
c’est un bon parti
ce n’est pas un artiste et il a un vrai métier, lui
il ferait un bon père
le plus autoritaire de nous deux, j’imagine
je serais le papa foufou qui dirait
demande à papa Nico
quand les requêtes seront trop déraisonnables
progéniture bercée entre deux pères débalancés
un ca ching ca ching et un couponing
inviter Jean-Nicolas au théâtre est une promotion dans notre relation
qui était jusqu’alors exclusivement charnelle
il a droit aux miens à mon monde
je le mets au fait
la peau d’Émilie Bibeau
les robes de Sophie Cadieux
la toux de Francine Grimaldi
la virilité de François Papineau
le rire de Luc Bourgeois
les biceps d’Alexandre Goyette
la grâce d’Anne-Marie Cadieux
la classe de Dany Boudreault
la douceur d’Evelyne de la Chenelière
les nœuds papillon de Paul Lefebvre
les sandales d’Élizabeth Bourget
la grandeur de Claude Poissant
la discrétion de Catherine Vidal
l’enthousiasme de Lorraine Pintal
les lunettes de Gaétan Paré
la chevelure de Sarianne Cormier
le sourire de Dominique Leclerc
la voix d’Yvan Bienvenue
la fourrure de Karine Gonthier-Hyndman
le cutex de Philippe Drago
le parfum de Marie-Thérèse Fortin
l’entregent de Jocelyn Lebeau
les épaules de Jean-Philippe Baril-Guérard
la joie de Sarah Berthiaume
les loups de Sébastien David
le confort de Debbie Lynch-White
la tendresse de Catherine Trudeau
la bonhomie de Jack Lavoie
le mystère d’Olivier Choinière
le ludisme de Louis-Dominique Lavigne
la gomme de Jean-Sébastien Girard
la teinture de Louison Danis
les cris de Johanne Fontaine
les mains calleuses d’Yves Desgagnés
le menton lisse de Sophie Desmarais
les traits “Julia Stiles” d’Annie Darisse
la permanente naturelle de Macha Limonchik
la rousseur feinte d’Édith Patenaude
les tatouages gênants d’Eve Landry
les vestons de première de René Richard Cyr
la maigreur de Janine Sutto
et ta main que je chercherai
dès que les lumières baisseront
(pardon, le name-dropping
me donne l’illusion d’être moins seul)
je suis dans toutes les premières
je suis so much une very importante personne
tellement importante que Jean-Nicolas est sidéré
tu les connais tous, Simon?
oui, la plupart
wow
hum-hum, c’est de même
je pense que c’est l’actrice qui joue dans Yamaska
ça se peut
je suis pas mal sûr que c’est elle
ça se peut vraiment, Jean-Nicolas
mon invité finit par me gosser royalement
dans l’écho des halls
entre les personnalités qui lui font tourner la tête
je fais les présentations du bout des lèvres
Sophie, je te présente Jean-Mathieu
Jean-Mathieu, je te présente Sophie
et oui : elle aussi a joué dans Yamaska
je ne suis pas doué avec les noms composés
je le débaptise comme je respire
et c’est moi qui ai honte de lui
je suis une very insupportable personne
Jean-Nicolas ne me rappellera pas
et il aura raison
j’aurai la nostalgie de sa grande main de chirurgien
et il ne sera finalement pas le père de mes enfants
bien bon pour moi
*
je garde les jumeaux de comédiens
les soirs de représentations à double cachet
en attendant d’être concerné
(par les planches autant que par la paternité)
je ferme mes applications
les homosexuels en périphérie ne dévieront pas mon attention
des joues grasses de Doris et Gaston
je suis drôle
je suis permissif et déluré
je suis le baby-sitter parfait
je juche sur mes épaules
je danse je joue je ris
je me costume en n’importe qui
je me laisse battre aux échecs et aux Serpents et échelles
je suis sans orgueil
je chante en mineur
pour laisser toute la place aux enfants
je choisis du combustible
froissement de papier du cahier Sports de la Presse du samedi
bruit identique au glissement d’une photo grivoise
dans ma corbeille virtuelle
j’allume un feu
pour que ça palpite
pour que ça éblouisse
pour que ça flabbergaste les enfants
et leur amour pour moi
les jumeaux m’aiment
je crois vraiment que Nelson et Eddy m’aimeraient beaucoup
si j’avais la chance d’être leur gardienne
on rirait toute la soirée
jusqu’à ce que Céline rentre de son show
un peu pompette et repue d’amour
nous coucherions les enfants
je rougirais en entendant Eddy dire
maman, ce soir, c’est Simon qui nous lit une histoire
Céline resterait en retrait dans le cadre de porte
fascinée par mes effets de voix
et mon large registre de personnages
une fois les jumeaux endormis
nous nous faufilerions en catimini
dans la plus spacieuse des salles de bains de son palace
pour faire des back vocals l’un sur l’autre
sur tout le répertoire d’Incognito, Unison
et Dion chante Plamondon
nos voix tressées et amplifiées
par l’acoustique de marbre et de porcelaine
ça nous souderait
et Céline me donnerait un cachet substantiel
pour avoir veillé sur les siens
avec mon cœur de poule pas de tête
et puis
et puis
et puis j’aurais la possibilité de me hisser
dans les toiles d’amitié du clan Angélil
réseau béni
chroniqueur TVA
teneur de valise au Banquier
souris et lance une blague au moment opportun
et cesse d’écrire comme un forcené
sur ta légitimité
qui ne vient pas
ce que serait ma vie si j’étais le best friend de Céline Dion
ne se dit pas
oups
les deux petites mains de Doris
posées une seconde sur la porte vitrée du foyer
brûlure au 3e degré
je frissonne et ne sais plus quoi chanter
pour changer le mal de place
j’applique du beurre
je réouvre Grindr
y a-t-il un médecin dans la salle?
Jean-Mathieu…?
es-tu là?
***
Pour lire une autre fiction de Simon Boulerice : “Marc-Antoine en deux temps”