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Dans une autre vie, j’avais une job où écrire des textes sur la culture populaire ne faisait pas partie de ma description de tâche . C’était pas aussi stimulant ou gratifiant, mais c’était pas la fin du monde non plus. La job et la vie existaient dans des univers séparés, comme c’est probablement le cas pour la majorité du monde. Une job, c’t’une job. C’est pas une carrière.
On passe quand même près d’un tiers de nos semaines au travail. L’impératif de nous investir émotionnellement dans l’exercice de nos fonctions pour donner un sens à toutes ces heures est bien réel. Entre la hustle culture et la croissance personnelle, la plupart d’entre nous ressentent le besoin de faire quelque chose d’important. De contribuer au monde.
Beaucoup d’entreprises (surtout les très grandes) misent là-dessus pour presser le citron au maximum. Jusqu’où seriez-vous prêt.e à vous rendre pour séparer la job et la vie? Ne jamais ramener le stress du boulot à la maison et vivre deux vies parallèles : l’une où on exerce une fonction et l’autre où il ne nous reste qu’à en profiter. Cette question, en apparence très théorique, est au cœur de la série Severance, qui terminait sa première saison cette semaine sur AppleTV+.
Job corpo, cauchemar dystopique, même combat
Severance est l’histoire des employé.e.s de Lumon Industries, une entreprise qui impose à certain.e.s de ses employé.e.s une procédure médicale appelée « rupture », qui sépare complètement leur identité sur le lieu de travail de leur identité en dehors. Ces personnes n’ont donc aucune idée de qui elles sont et de ce qu’elles font au boulot quand elles n’y sont pas, et lorsqu’elles y sont, elles n’ont aucune idée de qui elles sont et de ce qu’elles font à l’extérieur. Elles vivent deux vies en parallèle.
Le plus beau (ou le plus inquiétant) dans cette histoire, c’est que Mark, Helly, Irving et les autres membres du département du raffinement des macrodonnées (non, vous n’êtes pas censé.e comprendre ce que ça veut dire) n’ont qu’une vague idée d’en quoi consiste leur boulot même lorsqu’ils sont au bureau.
Tout a l’air de fonctionner tout seul. Tout semble inconfortablement normal. Il règne une atmosphère de banalité forcée à l’intérieur des murs de la compagnie comme en dehors.
Écrite par Dan Erickson et réalisée en bonne partie par Ben Stiller (!), Severance s’inspire ouvertement des grandes œuvres dystopiques comme 1984, Brazil et même Playtime, du réalisateur français Jacques Tati. Les décors sont froids, monochromes et oppressifs. Ils sont, en quelque sorte, un personnage de la série. Ils représentent le processus de déshumanisation proactive de Lumon Industries. Tous les murs sont d’un blanc aveuglant, les corridors s’entortillent dans toutes sortes de directions et mènent irrémédiablement vers la station de travail des employé.e.s, à moins que ceux-ci soient accompagnés de l’un.e des représentant.e.s de la corporation (qui semblent travailler au-delà de ses murs).
La différence majeure entre les dystopies classiques de la culture populaire et Severance se trouve surtout dans le ton. C’est là que résident l’originalité et la pertinence de la série. Personne ne marche au pas de cadence pour illustrer silencieusement un conformisme social problématique. Il n’y a pas de leader charismatique omniprésent. Tout a l’air de fonctionner tout seul. Tout semble inconfortablement normal. Il règne une atmosphère de banalité forcée à l’intérieur des murs de la compagnie comme en dehors.
C’est très inconfortable, parce que le futur (ou le présent alternatif) de Severance se rapproche de la banalité corporative de notre époque. Bien sûr, personne n’a jamais vécu une réalité identique à celle des employé.e.s de Lumon Industries, mais il devient évident au fil des épisodes qu’on a tous et toutes vécu certaines situations représentées à l’écran : se faire accompagner par une personne des RH, rencontrer la direction, chercher la sortie à son nouveau bureau, envoyer chier un collègue en langage propre et poli.
Severance crie moins fort que ses prédécesseurs, mais revendique tout autant.
Severance et le malaise dans la culture
L’économiste Nassim Nicholas Taleb racontait dans son ouvrage Antifragile: Things That Gain From Disorder son expérience d’entrevue avec la PDG d’une des plus grandes compagnies au monde. Lorsque questionnée sur l’impact environnemental et la mainmise économique de son entreprise sur une région pauvre de l’Amérique du Sud, cette dernière s’est défendue en expliquant qu’elle fournissait plus de 600 000 emplois à la population locale. Pour Taleb, cette justification était une fausse bonne proposition. En offrant des boulots exigeants et mal payés, la compagnie rendait plutôt 600 000 personnes dépendantes de son offre. Elle n’offrait ni stabilité ni flexibilité. Cet échange salaire vs production bénéficie presque uniquement à l’employeur, surtout en cas de crise.
Une job qui peut disparaître du jour au lendemain via n’importe quelle décision corporative, c’est une situation fragilisante pour un.e employé.e. Surtout en bas de l’échelle.
Cette fausse bonne proposition du monde corporatif est au cœur de l’intrigue et des thématiques de Severance. Le rapport employeur-employé.e chez Lumon Industries n’a qu’une seule variable : la production. Entre les quatre murs de la tour à bureaux, les employé.e.s n’ont aucune autre raison d’exister que leur travail. C’est donc une assurance pour la compagnie qu’ils et elles ne quitteront jamais leur emploi ou n’iront jamais crier « So, So, So, Solidarité » devant la porte du bureau. Le rapport de force est déséquilibré. Le personnel de Lumon est tout aussi fragile et dépendant de son employeur que les travailleurs et travailleuses de l’usine d’une multinationale. La compagnie peut en disposer à sa convenance.
Bien sûr, la proposition thématique de Severance est hautement allégorique. Elle semble futuriste, parce qu’on est loin d’une technologie de la sorte. Le lavage de cerveau est cependant bien réel. La barrière entre le symbolique et l’humain est plus opaque que jamais.
La grande force de Severance, c’est de rendre littérale cette dualité entre l’employé.e et le consommateur ou la consommatrice en nous pour connoter comment l’un.e dépend de l’autre pour survivre.
Des corporations à l’éthique douteuse se rangent derrière des logos et des représentant.e.s de marque afin de séparer le produit de sa fabrication. Avez-vous déjà pensé aux suicides dans les manufactures d’Apple en Chine lors de l’achat d’un iPhone? Non. Moi non plus, d’ailleurs. Avez-vous déjà pensé à la réalité derrière votre paire de Nike? Probablement pas plus. En fait, si vous tapez « Nike Factory » dans Google, vous n’aurez qu’une liste de magasins comme résultats. La grande force de Severance, c’est de rendre littérale cette dualité entre l’employé.e et le consommateur ou la consommatrice en nous pour connoter comment l’un.e dépend de l’autre pour survivre malgré le nombre effarant de décisions contradictoires et autodestructrices qu’on prend quotidiennement sans nous en rendre compte.
Severance est maintenant disponible dans son entièreté sur Apple TV+ et je vous la conseille fortement. C’est une nouvelle perspective sur un débat politique qui avait besoin de nouvelles voix.