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Sergey : le mystérieux vendeur de vinyles

Après-midi avec le «Russe de Lachine».

Par
Jean Bourbeau
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Chaque communauté de collectionneurs abrite ses légendes insaisissables. Celles qui, blotties dans les méandres des amoncellements d’artefacts, errent, en proie à leur passion dévorante.

Le monde du disque vinyle n’y fait pas exception et comporte son lot d’envoûtés, ces chercheurs de trésor exaltés qui s’aventurent vers chaque destination comme un dernier Klondike, mus par une quête ultime : dénicher la galette rare ou l’aubaine impossible. La ligne divisant folie accumulatrice et affaire en or peut parfois s’avérer mince. Et au coeur de ce vaste empire de l’inusité, émerge l’adresse de Sergey, commerce babélesque entre grenier et mine de diamant.

Le DJ Jerome Kobal décrit en ces mots ce lieu culte du bouche-à-oreille montréalais: « Quand tu vas chez lui, c’est loin et c’est le putain de bordel, mais tu reviens toujours avec quelque chose entre les mains. »

«c’est loin et c’est le putain de bordel, mais tu reviens toujours avec quelque chose entre les mains.»

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Un ami m’a conduit à l’endroit pour la première fois il y a peut-être dix ans. J’avais trouvé de la new wave industrielle britannique vraiment pas terrible, mais l’expérience de digging – fouiller à travers les titres – était l’une des plus radicales que la ville proposait. Je me souviens d’une lourde pile de disques s’effondrant sur ma tête. J’y suis depuis retourné à plusieurs occasions avec d’autres compagnons pour partager ce secret trop bien gardé. Des visites souvent très payantes, parfois décevantes, mais où notre hôte restait presque invisible, affairé à trier des boîtes dans l’ombre. Brûlait en moi le désir de savoir qui se cachait derrière ces tonnes de vinyles.

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Parce qu’il opère en périphérie du réseau officiel, les ragots à son sujet sont légion. Il serait propriétaire bourru d’une shop clandestine, d’entrepôts ou de garages cachés dans tout le Sud-Ouest. Il recevrait de mystérieuses palettes venues de Suède. Il dealerait au noir un peu n’importe quoi, comme des articles militaires et des magazines porno. ll viderait des maisons et enverrait le tout en Russie où la valeur se multiplie. Son anglais serait incompréhensible, son tempérament imprévisible, sa boutique grotesque. Tout ça ou rien de tout ça.

Au cours de la dernière semaine, j’ai préparé ma rencontre en contactant quelques références de la planète vinylesque. Picker invétéré, disque-jockey d’after-hours, propret collectionneur, disquaire, beatmaker. Tous connaissent Sergey, le « Russe de Lachine ». Dans un monde où connaître est une forme de capital, tous les initiés l’ont déjà visité, mais que savent-ils vraiment sur lui? Rien. Un fantôme dans un manoir à l’envers.

dans le monde du vinyle, la plupart du temps, il faut être prêt à se salir les mains pour trouver la perle insoupçonnée.

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Ouvert sur rendez-vous seulement, le lieu se fait discret, sans nom ni affiche à l’extérieur outre quelques pochettes jaunies par le soleil sur une avenue malmenée par la petite pauvreté. Les Stooges résonnent sur les enceintes au moment où je croise un portail coincé par des tours de boîtes éventrées. Au premier coup d’oeil, un pareil désordre peut paraître intimidant, voire rebutant. Mais dans le monde du vinyle, la plupart du temps, il faut être prêt à se salir les mains pour trouver la perle insoupçonnée. Chez Sergey il faut parfois escalader des montagnes, se faufiler dans un labyrinthe aux couloirs souvent condamnés, oser descendre au sous-sol où l’odeur brûle les narines et s’éclairer au cellulaire. Un miroir inversé du modèle minimaliste à la Apple Store. Rien n’est classé en sections ou presque, les conditions vont d’impeccables à marécageuses. Bref, un délire jouissif pour tout archéologue musical.

Il y aurait plus de 300 000 disques, mais le nombre officiel est impossible à estimer. On retrouve des albums sur vinyle empilés du plancher au plafond, mais aussi des DVD, des milliers de CDs, des 7’’ à l’infini, du dead stock, des bandes dessinées, des cartouches audio, des figurines. «J’ai un peu de tout. Une collection que personne d’autre n’offre dans le coin», me dit d’emblée le vendeur. Je dois lui donner raison, car pendant mon court séjour, j’ai zieuté de la musique concrète norvégienne, de la synth-pop moscovite, un pressage soviétique de musique gambienne, un 7’’ d’un discours de Castro, des bootlegs de Deep Purple et même un 10’’ de Folkways de balades au dulcimer des Appalaches interprété par Jean Ritchie. Un parc d’attractions trash pour mélomane averti.

«Je veux d’abord faire rayonner la musique. Partager mon engouement.»

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En faisant défiler les disques, je me souviens d’un type discret nommé Ivan. Un marin russe qui travaillait sur des paquebots et me disait remplir sa cabine de vinyles à un dollar dans l’espoir d’un joli profit au pays. Acheter en gros et revendre à la pièce, un modus operandi assez courant. Sergey en a fait une carrière à temps plein. «J’achète en lot, pour un prix moindre, que je revends à un prix bas. Buy cheap, sell cheap. Je veux d’abord faire rayonner la musique. Partager mon engouement. Je refuse d’augmenter mes prix pour faire une plus grosse marge de rentabilité» affirme celui qui est propriétaire du local depuis 2008, en flippant d’obscurs promos de rap américain.

Je lui demande pourquoi s’est-il établi à Lachine? «C’est ici que je suis arrivé. Tout simplement. J’aime le coin, c’est proche de l’eau». Ses réponses sont fragmentaires, succinctes, dans une langue de Shakespeare débrouillarde. Mais pour mieux préciser le présent, il faut souffler un peu de poussière.

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Sergey Etingin est né en 1961 dans le district administratif de Zelenograd, cité enclavée dans l’oblast de Moscou à une trentaine de kilomètres de la capitale. Sa mère oeuvrait dans une importante manufacture tandis que son père travaillait dans le secteur radioélectrique. Le poste occupé par le paternel fait en sorte qu’il grandit au sein de la Silicon Valley soviétique, une ville fermée jusqu’en 1991. Une «ville fermée», dans le jargon soviétique, m’apprend Sergey, «est une municipalité gardée secrète par les autorités où l’entrée est restreinte. Habitée en majorité par des scientifiques qui travaillaient sur des projets confidentiels.» C’est dans cet univers hermétique proche de la science-fiction qu’à partir de 13 ans, il trouve le moyen de mettre la main sur ses premiers vinyles. «Mon premier disque est un live de Steppenwolf. Du hard rock californien alors prohibé par l’État. C’est là que tout a commencé».

«Tout se faisait en dessous de la table, de manière informelle. Ça rentrait en cachette dans la cité. Je me suis fait arrêter quelques fois. Mais j’étais jeune, les policiers ont confisqué mes albums, pour bien sûr les écouter dans leur maison le soir venu. Grandir sous un régime communiste était difficile. Il y avait beaucoup d’interdits. Je devais faire la file pendant des heures pour une poignée de fraises. La banane était un item convoité, tandis que l’ananas, matière à rêver», me confie-t-il dans un anglais imagé.

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«Et puis en 1994, sans trop d’argent ni de contact, j’ai quitté ma terre natale. Avec la perestroïka, la valeur du rouble s’est effondrée, la musique n’était plus une priorité. Et puis tout le monde commençait à se débarrasser de leurs vieux disques pour migrer vers le disque compact. C’était la fin pour moi en Russie. Je suis arrivé ici seul».

Et pourquoi le Canada? «Pour connaître plus de liberté, plus de sécurité. Et puis le climat est semblable à celui de mon pays», répond-il en riant. «Quand je suis arrivé, je me rappelle, je m’embêtais avec un grand matelas dans les escaliers et quelqu’un est venu m’offrir de l’aide. J’étais sous le choc. En Russie, c’était tellement la misère que c’était chacun pour soi. Un autre dépaysement fut de trouver des objets ou des meubles abandonnés sur les trottoirs prêts à finir aux ordures. Je n’avais jamais vu ça, donc je les ramassais tous».

«Tout le monde a une folie en lui. La mienne c’est les disques, et il n’y a pas de pilules pour la combattre.»

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Du raga indien prend le relais d’Iggy Pop. Un commerce entamé à l’adolescence qu’il poursuit une fois l’océan traversé. Il se met à acheter des collections entières, des ventes-débarras, des magasins en faillite, dont une partie de l’inventaire de la boutique Mars, lieu légendaire d’insalubrité reconnu pour son propriétaire fou et sa grande collection de porno. Sergey a mis la main sur des distributeurs qui fermaient, des stations de radio. Toute une cosmogonie de sources distinctes et imprécises. «Je n’ai pas de collection personnelle. Tout ce qui est intéressant, je suis intéressé. J’écoute de tout, mais ces derniers temps, c’est surtout du jazz, du classique et du vieux rock.» Et la marchandise militaire, est-ce vrai? «C’est surtout des manteaux, du surplus de l’armée ou de la fourrure. Mais je suis d’abord un vendeur et un passionné de musique.» Et la Suède? «Bien sûr!», répond-il, enthousiaste. «J’y suis allé à une quinzaine de reprises. Stockholm une très belle ville. J’adore voyager. Avant la pandémie, j’allais aux États-Unis régulièrement. Un pays incroyable. J’aime leurs musées et leur gastronomie. Je revenais chaque fois avec de grands lots de disques.» Les rumeurs ne sont pas donc trop loin de la vérité, mais sa sincère affabilité fait mentir les mauvaises langues.

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Pendant la pandémie, comme plusieurs joueurs de l’industrie, Sergey s’est réorienté vers le web, avec un certain succès selon ses dires, «mais j’aime que les gens viennent à mon magasin, aussi chaotique soit-il, c’est une meilleure expérience. C’est parfois difficile, parce que je suis un peu caché et loin du centre-ville, mais je fais toujours des rabais aux habitués.»

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Malgré des centaines de milliers de disques négociés, l’horizon de la retraite ne semble pas l’intéresser. «Je vais continuer tant que mon dos le permettra. Découvrir de la nouvelle musique chaque jour me fait sentir jeune. Tout le monde a une folie en lui. La mienne c’est les disques, et il n’y a pas de pilules pour la combattre. J’espère que les gens me perçoivent comme un commerçant honnête, prêt à faire plaisir aux clients». Je repars avec quelques titres sur ma facture, dont un pressage japonais du deuxième album de Can en excellente condition. Une trouvaille extraordinaire à un prix que je ne pouvais refuser. Au moment de quitter son antre d’une autre époque, Sergey est déjà caché et en pleine conversation avec un collègue du pays. Des boîtes de cassettes seront livrées sous peu. Dans la passion, la business n’arrête jamais.