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J’ai une grand-maman de 98 ans. Une force de la nature, dit-on. Une aïeule vénérable qui a passé le dernier siècle à traîner une mauvaise jambe atrophiée par la polio, à fumer, à raffoler des pâtisseries et à répudier tout fruit ou légume.
Ses médecins tombent des nues, année après année. Moi pas vraiment. Un trop fort tempérament pour s’en laisser imposer par la vie, c’est tout. Assez pour faire défroquer un Jésuite et fonder une famille, mettons. Même pas une blague, sinon je ne serais pas là pour vous le raconter, ah!
J’ai une grand-maman de 98 ans, avec des membres en allumettes et des nuages dans les yeux. Mais ça dépend des jours.
En tous cas, c’est ce que mon père me dit. Parce que je ne vais pas la voir assez souvent, dans son CHSLD. Quand y’a fête, quand je suis dans le coin, quand ça adonne. Quand j’ai pas trop de travail, un show, une date, un weekend ou j’sais pu quel criss de mauvais prétexte, finalement.
Avant, elle me faisait des éclairs au chocolat que j’aimais tellement que je m’en mettais partout dans face et même que je vomissais des fois tellement j’en mangeais. Elle m’apportait des bonbons en cachette – non attendez ça c’était l’autre grand-maman. Mais c’est un peu le même genre de triste histoire.
Parce que c’est ça vieillir, au Québec. C’est triste. C’est triste parce que c’est accumuler les années jusqu’à ce qu’on ne serve plus à rien et que tout le monde s’en foute. Ben plate à dire, mais c’est ça. Non pas que ça me fait pas de la peine. Je trouve ça injuste.
Vieillir, par les temps qui courent, c’est regarder à l’écart ceux qu’on aime suivre le cours de leur vie, en attendant patiemment sur le quai l’heure de partir pour le dernier voyage. La vue baisse, l’ouïe, puis la mémoire. Les souvenirs se dérobent, puis les noms. Les jambes faiblissent, les doigts crochissent. Et le jour où on ne peut plus faire de choux à la crème pour les petits, que l’épicerie est trop loin, le chat trop énervé et les escaliers trop périlleux : c’est la mise au rancart.
On appose une date de péremption au dos des cartes de l’Âge d’or, comme le sombre présage d’un déclin annoncé. Le poids et l’importance qu’on accorde à nos aînés diminuent inexorablement au rythme de leur autonomie. Lorsque les yeux, les oreilles, les jambes ou la tête flanchent, le glas sonne pour la mise en tablette.
Ils sont comme de grands oiseaux usés, nos grands-parents. Qui ne volent plus et dont on oublie le message qu’ils portent. Lorsqu’ils arrivent à l’âge où la vie leur a tout donné, puis repris, il ne reste trop souvent plus personne pour écouter ce qu’ils ont à en dire.
Nous vivons dans une société qui nie la vieillesse tant elle s’y refuse, puis l’oublie.
On tablette nos vieux comme si les décennies leur avaient transmis des tares odieuses et invalidantes. Une société obsédée par sa progéniture, qui rejette les valeurs liées à l’expérience et à la sagesse de l’âge.
Nous n’avons plus ce réflexe de chérir notre ascendance comme un trésor qui scintille ses derniers feux. On cède sa place dans l’autobus, on tient les portes, on ralentit, on tend le bras, on va prendre le thé vite fait. Mais aussitôt, on reprend le cours normal de notre quotidien effréné, en remettant aux bons soins des institutions la tâche de meubler le leur.
Mais il vient vite, l’oubli, lorsqu’on n’a plus la force et la verve pour le combattre. Un jour, un ami m’a conté sa profonde tristesse alors qu’un jour, son grand-père est tombé malade, qu’on craignait pour sa vie et que personne de sa famille ne s’est déplacé pour le visiter, à l’hôpital. Trop loin, trop frette, trop occupé?
Personne?
– Personne.
Une histoire à se transpercer l’âme de bord en bord.
Le probl ème, c’est que les personnes âgées sont confinées à vivre en marge de la société civile. Nous traitons ceux qui nous ont pourtant tout appris comme des monuments vétustes, bon pour l’entreposage. Non pas que nous les méprisions ou les oubliions systématiquement – faudrait pas charrier. Ce ne sont pas toutes les personnes âgées qui vieillissent dans la tristesse et l’abandon.
Reste que nous avons cette fâcheuse manie, dans la fleur de l’âge, d’adopter avec eux une attitude légèrement débilitante. Comme si la sénilité venait d’emblée chez les octogénaires.
Reste que nous avons une fâcheuse tendance à téléphoner moins souvent. Comme si l’âge savait faire fi de l’ennui. À 90, on prend sur soi, non? Tristement pas. Il peut s’en écouler, des années mornes à compter sur le bout des doigts les visites mensuelles.
Mais enfin. On s’y dirige tous, n’est-ce pas?
Et vous, elle va comment votre grand-maman?