Seize heures avec le chef Charles-Antoine Crête
Cette entrevue est tirée du magazine URBANIA spécial extraordinaire paru en 2016.
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Quand on a appelé Charles-Antoine Crête pour savoir ce qu’il ferait en 2016, il a répondu qu’il souhaitait confectionner une maquette en papier mâché de son restaurant, le Montréal Plaza. On ne savait pas trop s’il niaisait ou pas, alors on a décidé de pousser l’enquête en passant une journée avec lui (finalement, il niaisait). Compte rendu d’un vendredi dans les souliers de l’excentrique chef.
8 h 40 : La rencontre
« Yo! » C’est par ce simple message texte que Charles-Antoine Crête me signifie son arrivée au marché Atwater. Il me rejoint avec son associée, Cheryl Johnson. Après quelques mots glissés à un boucher, il m’invite à monter dans sa voiture. Direction : La Mer.
– J’imagine que tu ne prends pas ton poisson dans n’importe quel établissement…
– Non! Il y en a qui sentent le peep show. Je le sais, parce que je fumais de la drogue là-dedans quand j’étais jeune.
– Est-ce que je peux écrire ça?
– Oui, à condition que t’écrives une chose très importante : Cheryl et moi, on n’a jamais fourré ensemble.
– Non? Pourquoi?
– Ce serait comme coucher avec ma sœur.
– Ça fait deux minutes qu’on est ensemble et on a déjà parlé de spectacles érotiques et d’inceste…
– Ce sera un article spermidable!
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Clope au bec, Charles-Antoine se montre à la hauteur du personnage.
Le ton est donné. On a beau deviner un dur matin sur son visage (l’arrivée d’un ami français a joliment fait déraper sa soirée de la veille), il est volubile et chaleureux.
L’ancien protégé de Normand Laprise profite de la route pour me parler de sa rencontre avec Cheryl, une Américaine pour laquelle il ne tarit pas d’éloges. « Elle est venue faire un stage au Toqué!, il y a 15 ans. Je lui ai fait croire qu’ici, oupelaï était une marque de politesse. Elle a répondu ça à tout le monde pendant dix minutes. »
« Après, elle m’a traité de cave. Je me suis dit qu’un jour, on aurait un resto ensemble. »
« Depuis, il faut que t’acceptes deux affaires pour dealer avec moi : ma job, pis Cheryl. »
Quand Charles-Antoine a quitté le Toqué! après 14 ans de service, il était le numéro 2 de l’institution. À l’été 2015, Cheryl et lui fondaient leur tout premier établissement, le Montréal Plaza. Depuis, chacun y a sa mission : Cheryl se charge principalement de la partie cuisine, tandis que Charles-Antoine s’occupe de l’image et de l’expérience que vivent les clients en salle.
Reste qu’ils prennent toutes les décisions ensemble : « Je ne sais pas pourquoi, mais ça marche entre nous deux. On est comme le papa et la maman de la maison! », me confie Cheryl avec un adorable accent anglophone.
Le duo a de quoi surprendre.
Crête : un échevelé à la drive nerveuse. Johnson : une blonde douce et timide. Leur dynamique est fraternelle, avec tout ce que ça peut comporter de baveux et de tendre. Ils se font rire, s’insultent, se prennent dans leurs bras. Malgré les démonstrations d’affection, j’ai l’impression que Charles-Antoine est difficile à vivre, au quotidien.
Mes soupçons viennent d’une brève recension des mots utilisés pour le décrire dans les médias : coloré, non conformiste, excessif, impertinent, sauté, électron libre et psychédélique. Quand je lui fais part du champ lexical dont on l’affuble, il me répond : « Quand j’étais petit, ma mère m’a dit : “T’es pas comme les autres, reste comme t’es et ça va marcher”. Aujourd’hui, je gagne ma vie avec ça. »
« J’étais souvent élu enfant le plus bizarre de la classe ».
9 h : La Mer
Crête et Johnson entrent dans l’entrepôt réfrigéré de la poissonnerie. Je les suis, alors qu’ils se faufilent entre de nombreuses caisses qui laissent entrevoir d’impressionnants poissons. Les mains dans des sacs de plastique, ils ouvrent les boîtes, tâtent les prises, sentent tout ce qui leur tombe sous les doigts. « C’est ma chasse au trésor hebdomadaire! », me dit le chef avant de casser une boîte qui refuse de dévoiler son contenu, puis de camoufler son crime en me faisant un sourire coquin.
On repart avec une demi-douzaine de maquereaux, des éperlans, des moules et du foie de lotte. Charles-Antoine me prévient : « Ça fait juste six mois que j’ai une auto. Avant, j’allais choisir mon poisson le matin et je le faisais livrer. Sinon, je mettais ça dans un taxi. Les chauffeurs me criaient après parce que ça coulait partout! En tout cas, j’suis pas encore ben bon avec mes angles morts… »
Cheryl se retourne pour s ’assurer que je suis attachée.
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10 h : Le Montréal Plaza
Les premiers clients n’arriveront qu’à 17 h 30, pourtant le local de la Plaza St-Hubert fourmille déjà d’employés et d’amis des propriétaires. Au comptoir, un vidéaste jase avec un photographe. Dans le bureau des proprios, les associés d’un mystérieux projet dégustent différents assemblages de thés et de fruits locaux. Dans la salle à manger, deux chefs réputés parlent de voyage avec Charles-Antoine. Dans la cuisine, on bavarde en s’activant doucement.
C’est évident, un esprit de communauté règne dans ce resto.
C’est un lieu rempli de tendresse! « C’est un lieu rempli de monde qui se met chaud, me répond plutôt Charles-Antoine. C’est une maison où tout le monde traîne, une centrale créative. Et c’est exactement ce que je voulais. J’aime avoir de la visite. On en reçoit tellement que le staff demande maintenant aux nouveaux venus : “Es-tu en training ou t’es un ami de Charles?” »
« Trouver des humains pour embarquer dans mes niaiseries, c’est l’histoire de ma vie. »
13 h 30 : La liste
Chaque jour, Charles-Antoine jette un coup d’œil à la liste des réservations de la soirée. « X s’en vient? Garde-lui deux places au bar pour toute la soirée. D’après moi, il va s’accrocher les pieds jusqu’à minuit! »
Pour Cheryl et lui, le traitement des clients revêt une importance capitale : « On voulait un restaurant sans classe sociale. On voulait faire quelque chose d’honnête et d’inclusif pour les 0 à 100 ans. Ici, il n’y a pas de trip élitiste. On a du vin à 30 dollars et on en a à 1 500, mais tout le monde a impérativement droit au même service. Sinon, ma mère ne serait pas contente. Si tu savais le nombre de décisions que j’ai prises en me basant là-dessus! »
14 h 30 : Où est la truffe?
Une urgence vient soudainement troubler notre après-midi. Charles-Antoine, qui cherchait une truffe depuis une demi-heure, apprend qu’il a mangé la dernière comme une pomme pour faire rire des clients, la veille.
« Va falloir que j’aille en chercher une au Toqué!, viens-tu avec moi? »
Je le suis vers sa voiture en lui demandant quel genre d’enfant sait qu’il veut devenir chef dès l’âge de neuf ans. Il me répond :
« Petit, je me levais la nuit pour me faire des œufs en cachette. Je n’ai jamais envisagé une autre carrière. »
Grosse tuque sur la tête et torchon à l’épaule, il enchaîne en me parlant de son équipe : « On passe entre 12 et 15 heures ensemble chaque jour. Quand tu t’enfarges, c’est toute l’équipe qui te relève. Des fois, elle te sauve la vie sans même le savoir. Chez nous, l’attitude négative est interdite. Si tout le monde est à fond, on ne peut pas accepter qu’une personne ne se donne qu’à moitié. On dit parfois que je suis dur, mais quand je commence à travailler avec une nouvelle personne, je lui dis toujours : “Dans six mois, tu vas vouloir partir en vacances avec moi!” »
15 h : Le Toqué!
C’est Normand Laprise et sa femme qui nous accueillent au Toqué!. Charlot (comme ils l’appellent) est le parrain d’une de leurs filles, en plus d’être un loyal ami. En apprenant que je fais un portrait de son protégé, Laprise s’empresse de me révéler que la Plaza lui va à merveille : « Des robes de mariées, un sex shop et une animalerie. Il n’aurait pas pu être ailleurs! » (Notons qu’il me tend au même moment un verre de vin et des morceaux de truffe à même la lame d’un couteau. Je suis dans un wet dream de Marie-Claude Lortie.)
On quitte rapidement l’établissement avec le lot convoité – acquis directement d’un courtier en truffes qui ne sert que quelques restaurants. Sur la route, Charles-Antoine me précise qu’il a adoré son long passage au Toqué! : « Si j’avais une espérance de vie de 200 ans, je serais resté 10 ans de plus. »
Il accroche le trottoir en garant sa voiture, puis il en sort en déclarant :
« Les parcomètres, c’est de la marde. J’crois pas à ça ».
16 h : Les règles du souper
Chaque jour, la vingtaine d’employés du Montréal Plaza s’arrête et prend le temps de partager un staff meal. Au menu, cet après-midi : des pâtes exquises que je m’empresse d’engloutir. Je ne sais pas où déposer mon assiette sale et ça me met profondément mal à l’aise.
Heureusement, l’attention est portée ailleurs que sur ma personne. Tous sont réunis autour du maître d’hôtel, qui dévoile le déroulement de la soirée. Cheryl explique ensuite les différents plats au menu, puis un sommelier clôt la présentation en faisant goûter aux serveurs les vins qu’ils devront suggérer aux clients. Comme dans une grande famille, ils commentent avec passion en partageant leurs verres. Charles-Antoine me refile la moitié des siens sans même me demander si je suis dédaigneuse ou non. Et c’est parfait. C’est comme ça qu’on fait à la maison.
Le chef me propose ensuite de me joindre à lui, trois sommeliers et un ami vigneron pour goûter ce que ce dernier a rapporté de France. C’est à ce moment que je me félicite d’avoir jadis opté pour 45 heures de cours de dégustation de vins plutôt que pour des cours de tennis. On remplit beaucoup trop mes coupes. Je commence à parler du droit à la sexualité en période menstruelle. Après sept heures d’observation, l’équipe réalise lentement que je ne suis pas super professionnelle.
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19 h : Rien ne va plus
Je me rends en cuisine pour être témoin de la chorégraphie d’une dizaine de personnes – toutes jeunes, joviales et concentrées. Cheryl est parfaitement en contrôle, malgré la salle entièrement remplie de clients. Je suis hypnotisée par les mouvements d’un homme qui enfile des pièces de viande sur des brochettes. Je suis saoule.
Les « chaud! » et les « oui, chef! » fusent dans la pièce somme toute paisible.
Je m’assois au bar. Je ne le sais pas encore, mais je m’apprête à déguster à peu près tout ce qu’il y a sur le menu. Pendant ce temps, Charles-Antoine va de table en table. Il jase avec les clients, qui sont ravis de le voir.
Cette semaine, il aura droit à un premier congé depuis l’ouverture du restaurant : « Cheryl et moi, on va commencer à prendre une journée par semaine. Je veux qu’on prenne la même pour qu’on puisse la passer ensemble. Et éventuellement, on pourra même prendre des vacances. Ensemble. »
19 h 40 : Touche pas à mon plat
« Avez-vous terminé votre salade de concombres? » La dame assise à côté de moi n’arrête pas d’essayer de piquer mes assiettes. Je la trouve impolie, mais ça en dit long sur l’esprit décontracté qui règne au Montréal Plaza.
20 h 35 : S’enfarger les pieds
Charles m’apporte un énième délicieux plat. Puis il remplit à nouveau mon verre. Je le remercie pour son hospitalité, en lui faisant remarquer que je suis way trop gâtée. Il me répond que c’est tout le temps comme ça, ici : « Mon rêve, c’est de faire un resto où le monde ne paierait pas. En fait, je voudrais payer chaque client 10 piastres pour qu’il se mette chaud! »
« Moi, je veux juste que les gens soient heureux, qu’ils soient bien. T’es pas bien? »
Je l’étais. Oh ça, oui. Et si je me fie au reste de mes notes, je l’ai été jusqu’à la fin de ma soirée, qui s’est conclue à 0 h 54 – heure à laquelle Cheryl et Charles-Antoine vaquaient toujours vaillamment à leurs occupations respectives, ce que peu d’êtres normalement constitués arriveraient à accomplir.
Comme la suite est floue, je me permets de terminer le compte rendu de ma soirée avec lesdites notes, qui vont véritablement comme suit : « J’ai un peu mal à la tête./On n’a pas essayé de me saouler, j’ai juste suivi le groupe./Ostie, je veux tellement dormir./Pendant que, pendant que, pendant que quoi?/Courge spaghetti de fête./Monsieur Truc-Muche./Je ne pourrais jamais être chef./Je les aime donc ben!/Je ne sens pas les menstruations. »
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