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Se souvient-on assez du 6 décembre 1989?

Les étudiants et étudiantes d'aujourd'hui connaissent-ils la tuerie de Polytechnique?

Par
Laïma A. Gérald
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En se positionnant en faveur du maintien de l’importation, de la vente et de la revente des armes de poing au Canada, Carey Price ignorait-il qu’il s’exprimait à quelques jours de l’anniversaire de la tuerie de Polytechnique Montréal?

Si la haute direction des Canadiens de Montréal a d’abord affirmé que le gardien de but « n’était pas au courant » des tragiques événements du 6 décembre 1989, Price a aujourd’hui déclaré qu’il connaissait bel et bien l’existence de la fusillade, qui a coûté la vie à 14 femmes en plus d’en blesser 13 autres.

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Que le hockeyeur canadien ait fait preuve de maladresse, d’un profond manque de jugement ou d’ignorance, une question plus large demeure : se souvient-on assez, collectivement?

Je suis allée à la rencontre d’étudiantes et d’étudiants afin de savoir si, en ce 6 décembre, ils et elles savent ce que nous commémorons.

« The guy who hated women? »

J’entre dans l’Université Concordia, à l’angle des rues Guy et Sainte-Catherine. Droit devant, un panneau m’indique qu’en haut des escaliers se trouve l’École de génie et d’informatique Gina-Cody. Je ne pouvais pas mieux tomber : rappelons que ce sont des étudiantes de génie qui ont été victimes de l’attentat antiféministe orchestré par Marc Lépine il y a 33 ans.

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« Euh non, aucune idée », me répondent Yann, 23 ans, et Thomas, 22 ans, tous les deux étudiants en génie, quand je leur demande s’ils savent en quoi le 6 décembre est une date marquante. Je les aide un peu.

« Oh my god oui, la fusillade, avec les femmes! Je savais pas que c’était aujourd’hui », allume Yann.

« Le shooting du prof de génie de Concordia? », le coupe Thomas, en faisant référence au cas de Valery Fabrikant, un professeur de génie mécanique qui a effectivement tué quatre collègues au neuvième étage de l’édifice Henry F. Hall, le 24 août 1992. Après quelques rectifications bienveillantes de la part de son camarade de classe, Thomas conclut humblement : « C’est un peu la honte de pas savoir! »

«It’s common knowledge!» [Tout le monde sait cela].

Je me dirige vers une jeune femme, un grand portfolio et du matériel d’art plein les bras. Si le 6 décembre ne lui sonne pas de cloches de prime abord, la mention de Polytechnique la fait instantanément réagir. « Oh yeah, the guy who hated women and shot many of them in their own school? » [Oh, mais oui, le gars qui détestait les femmes et qui en a tué plusieurs dans leur propre école?], lance Petra, 19 ans, étudiante en beaux-arts originaire de l’Ontario. Quand je lui demande comment elle a entendu parler du drame, la jeune femme en route vers son cours est catégorique : « It’s common knowledge! » [Tout le monde sait cela].

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Je m’approche alors d’un jeune homme attablé, pointe de pizza dans une main, téléphone dans l’autre.

«Mais tell me more about votre Polytechnique, j’aime ça, l’histoire!»

« Il y a eu des grèves, des révoltes étudiantes et des grandes manifestations », me répond avec confiance Haris, un étudiant en finances originaire de la Grèce. Ne comprenant pas trop de quoi il me parle, je lui raconte la fusillade qui a coûté la vie à 14 femmes en 1989. Le jeune homme de 19 ans m’explique qu’en m’entendant lui parler de Polytechnique, il a instantané pensé aux soulèvements de l’université polytechnique d’Athènes, une révolte contre la dictature des colonels, survenue dans son pays en novembre 1973.

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« Mais tell me more about votre Polytechnique, j’aime ça, l’histoire! », demande-t-il avec un intérêt sincère. Après lui avoir expliqué de quoi il en retourne, je promets à Haris de m’informer à mon tour sur « son » Polytechnique, dont on célèbrait cette année le 49e anniversaire.

Après avoir croisé plusieurs étudiant.e.s locaux et internationaux qui n’avaient jamais vraiment entendu parler du drame, je tombe sur Céline et Élias, 19 ans, respectivement étudiant.e.s en génie aérospatial et génie informatique.

«Je n’ai pas peur au quotidien, mais je trouve ça important de savoir que ces femmes-là ont défriché le chemin.»

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« Oui, on commémore la tuerie de Polytechnique », répond Céline du tac au tac, tandis que Élias fait d’emblée référence au film éponyme de Denis Villeneuve.

« C’est ma prof du secondaire qui m’a parlé de ça pour la première fois. Elle avait une amie qui était une des victimes, poursuit Céline. Je me trouve chanceuse d’être une femme et d’étudier en génie. Je sens que nous sommes encouragées à être là, il y a des bourses. […] Je n’ai pas peur au quotidien, mais je trouve ça important de savoir que ces femmes-là ont défriché le chemin. »

« Ils en parlaient ce matin à la radio »

Je saute dans le métro, cap sur mon Alma mater, l’Université du Québec à Montréal (UQAM).

J’attrape Edwine et Florence, 22 ans, en pleine séance d’études. Lorsque je les interroge sur l’importance de se souvenir de la date du 6 décembre, les étudiantes en relations publiques me font les yeux ronds. Comme beaucoup de jeunes interrogé.e.s, ce n’est qu’en entendant la mention de Polytechnique qu’elles comprennent le sens de ma question. À l’instar de Céline et de Elias de Concordia, Edwine a eu vent du drame dans un cours au secondaire.

«Oui, c’est l’anniversaire de Polytechnique.»

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« Moi, j’ai une tante qui était sur place quand c’est arrivé », nous confie Florence, en faisant d’emblée ressortir la lourde charge misogyne liée aux événements. « Elle m’a raconté qu’elle s’était cachée dans les toilettes et qu’elle avait entendu les coups de feu. »

Survient alors Jasmin, 21 ans, également étudiant en relations publiques. « Oui, c’est l’anniversaire de Polytechnique », répond immédiatement le jeune homme, impressionnant du même coup ses deux camarades de classe. « Ils en parlaient à la radio ce matin. Et aussi de Carey Price et du contrôle des armes à feu. Ça a retenu mon attention. »

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En circulant dans le pavillon de l’École des sciences de la gestion, je croise Karim et Soledad, 23 ans. « Ouais, il y a ce gars qui est juste rentré dans la classe, il a demandé aux gars de sortir et il a tué les femmes. C’est wild », explique Karim à Soledad, qui le regarde avec effroi. Si Karim croit avoir pris connaissance du drame lors de la commémoration des 30 ans en 2019, Soledad ne connaissait pas les faits. « Je trouve ça fucked up d’avoir jamais entendu parler de ça. Merci, though! »

En m’éloignant, je les entends continuer d’en discuter.

Devant l’entrée du pavillon de design, j’aborde Léa, 19 ans, étudiante en enseignement des mathématiques au secondaire.

«c’est vraiment important de se souvenir, de s’informer et d’en parler.»

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« Bien sûr, aujourd’hui c’est le 33e anniversaire de la fusillade de Polytechnique », me répond-elle avec énormément de sérieux et de précision, en mentionnant que sa sœur étudie à Polytechnique. « C’est un acte d’une grande violence pour les femmes et je pense que c’est vraiment très important de se souvenir des événements, de s’informer et d’en parler. »

Je quitte l’UQAM, pensive. Bien que quelques étudiant.e.s des deux établissements visités aient avoué ne pas connaître les détails du drame survenu en décembre 1989, tous et toutes se sont montrés curieux et ouverts à en apprendre davantage. Elle est là, sans doute, la force de la mémoire.

Sur le quai du métro, je consulte mon fil Instagram. Les noms des 14 femmes qui ont perdu la vie il y a 33 ans jour pour jour défilent les uns après les autres.

À mon tour de les déposer ici, pour ne pas oublier.

Jamais oublier.

Hélène Colgan, 23 ans.
Annie St-Arneault, 23 ans.
Nathalie Croteau, 23 ans.
Barbara Daigneault, 22 ans.
Anne-Marie Lemay, 22 ans.
Sonia Pelletier, 28 ans.
Maryse Laganière, 25 ans.
Barbara-Maria Klucznik-Widajewicz, 31 ans.
Anne-Marie Edward, 21 ans.
Geneviève Bergeron, 21 ans.
Maud Haviernick, 29 ans.
Michèle Richard, 21 ans.
Annie Turcotte, 20 ans.
Maryse Leclair, 23 ans.

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