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Se reposer au chaud en attendant un toit

Le café de la Mission reste ouvert toute la nuit pendant l’hiver.

Par
Hugo Meunier
Hugo Meunier
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Un froid mordant fouette le visage aux abords de la Mission Old Brewery, un des plus gros refuges pour personnes en situation d’itinérance au pays. À travers le vacarme du tunnel Ville-Marie, quelques clients fument ou font le pied de grue en face de la porte du café Mission, très achalandé en ce mardi soir de janvier.

Depuis une semaine, le café du rez-de-chaussée ouvre ses portes 24h par jour, pour permettre aux usagers d’avoir accès à un local chauffé, faute d’options. Un service d’urgence prolongé, à l’heure où la province observe un bond de 44% de sa population itinérante depuis cinq ans. Cette hausse va de pair avec la crise des opioïdes, l’explosion du nombre de campements et la crise du logement.

« Chaque soir, environ 1000 personnes se retrouvent en situation d’itinérance à Montréal. On essaye de faire notre part », souligne Biguener Siméon, le superviseur de services les soirs et fins de semaine.

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L’organisme du Vieux-Montréal fait largement sa part depuis 135 ans, en offrant à sa clientèle un lit dans son vaste dortoir, environ 1000 repas par jour, une chance d’accéder à un hébergement plus stable et divers programmes d’accompagnement.

Le prolongement des heures d’opération du Café Mission Keurig adjacent (qui existe déjà depuis une dizaine d’années) s’inscrit dans cette volonté d’offrir un répit aux usagers durant la saison froide. Bien sûr, il y a toujours ces irréductibles qui préfèrent braver l’hiver dans des abris de fortune, mais la halte-répit s’ajoute aux trois autres initiatives du genre qui existent à l’heure actuelle*.

*Les autres Halte-Répits ouvertes 24/7 se trouvent à Côte-des-Neiges, sur l’avenue du Parc et la rue Stanley. Il existe également une autre ressource à l’UQAM, mais elle ouvre seulement par périodes de grands froids.

Chaque soir, la navette de la Mission fait le tour des métros et campements pour voir si des gens cherchent un toit. Les employés se chargent aussi de relocaliser les usagers si le café est complet. Une tâche de plus en plus difficile vu le contexte actuel de pénurie.

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Essayer de dormir sur Thunderstruck

Je me présente à la porte vers 20h. Je dois cogner à quelques reprises avant qu’un préposé à la sécurité m’ouvre la porte, en poste derrière un comptoir à l’entrée. « Ah, t’es le journaliste? Tu peux entrer, mais sinon, c’est complet, ce soir », me dit-il en guise d’accueil.

Le café limite le nombre de visiteurs à cinquante-cinq (soixante-dix par grands froids) et plusieurs sont refusés chaque soir. Les fumeurs doivent présenter un coupon pour entrer et sortir. Lorsque le mercure passe sous zéro, chaque place vaut son pesant d’or.

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Je m’installe à une table pour observer un peu. Les gens sont éparpillés sur les tables des deux sections : le café et la cafétéria.

L’ambiance y est festive, avec des haut-parleurs qui crachent de la musique rock.

Une femme se dandine sur Thunderstruck d’AC/DC, quelques usagers sont assis devant les ordinateurs, d’autres sont en file pour se prendre un café ou un sandwich ou simplement en train de jaser. Il y a ceux qui en profitent pour prendre une douche ou faire leur lavage, ou cette poignée assise devant un écran où l’on présente un film d’espionnage, dont le personnage principal est doublé par Bernard Fortin.

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Tout ce boucan n’empêche pas plusieurs usagers d’essayer de s’assoupir sur les tables. Une femme s’est même patenté un lit de fortune dans un recoin avec deux chaises et son sleeping bag. Et ça semble fonctionner, puisqu’elle dort à poings fermés.

« Elle dort pas pantoute! Elle fait semblant, mais écoute tout ce qu’on dit! », nuance ma voisine de table Shirley, alias Khoeur, qui semble connaître tout le monde dans la place. Celle-ci n’a pas la langue dans sa poche et se permet d’apostropher ou raconter une anecdote concernant tous les gens qui croisent son regard. Certains réagissent, d’autres l’ignorent.

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« Il y a les assidus ici, mais il faut savoir vivre, sinon on se fait expulser. Les revendeurs de crack et de cristal ne peuvent pas venir, par exemple, puisque le va-et-vient est interdit, sauf pour aller fumer une cigarette », raconte Khoeur, qui porte des verres de contact d’un bleu perçant et un tatouage au visage sur lequel on peut lire « vivre ».

Sa vie est tough. Elle vit dans la rue depuis environ deux ans, après avoir été évincée de son logement près du carré Saint-Louis. Elle partage une tente dans le parc attenant à l’immeuble de La Presse à un jet de pierre, et se réjouit de pouvoir venir se réchauffer ici durant la nuit.

« C’est dangereux, dehors. Tu peux prendre une couple de bières de trop, t’endormir et mourir d’hypothermie. Hier, j’avais trois sleeping bags et plusieurs paires de bas », souligne-t-elle.

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Mais ce soir, Khoeur se prépare à partir, puisqu’un ami l’invite à partager une chambre d’hôtel pas loin. « Il vient de recevoir son chèque, je vais en profiter », tranche celle qui rêve juste d’une cabane à elle ou d’un abri au chaud.

Juste pour se sentir humain

Je traverse la salle sur l’air de Highway To Hell, encore de AC\DC, pendant que quelques usagers se chamaillent à la table près de la vitrine. Un des agents de sécurité doit hausser le ton pour calmer le jeu.

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Je cogne à la porte de Biguener, le superviseur, qui n’a pas l’air de chômer à le voir courir dans tous les sens. « Ici, c’est pas juste un café ou un endroit pour flâner. C’est un espace pour être relocalisé, avoir accès aux services et réseauter », résume le superviseur, en poste depuis trois ans à la Mission.

Même si passer la nuit couché sur une table n’est pas l’idéal, c’est quand même mieux que rien, ajoute-t-il. « Il y a des gens qui ont besoin de jaser, ventiler, faire des recherches sur l’ordinateur, écouter de la musique, un film, bref se sentir humain », renchérit Biguener.

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La violence n’est pas acceptée entre les murs de la halte-répit, mais le superviseur est néanmoins conscient qu’il deal avec une clientèle souvent intoxiquée et sujette à d’importants problèmes de santé mentale. « Il y a beaucoup de frustrations dans la rue. Il y a des gens que j’envoie prendre une marche trente minutes pour fumer une cigarette en leur disant de revenir après. J’apprends à désamorcer des bombes », illustre Biguener.

Si l’espoir semble souvent vain en revoyant sans cesse les mêmes visages au fil des années, le superviseur s’efforce de voir le verre à moitié plein. « Il y a un ancien usager qui travaille maintenant en construction et qui m’a apporté 500$, récemment. Il m’a dit : “Donne ça aux gars et dis-leur qu’on peut s’en sortir.” »

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«La rue, c’est dur»

De retour au café, Guns N’ Roses a remplacé AC\DC dans les haut-parleurs.

Khoeur n’est pas encore partie, se trémousse sur sa chaise pendant le solo de November Rain.

À côté d’elle, il y Claude qui est dans la rue depuis deux semaines. « C’est rough », résume-t-il d’emblée, estimant passer cinq-six heures par jour au café pour prendre un break de l’hiver.

Un peu plus loin devant un ordinateur où il flâne, Vincent calcule pour sa part passer pas loin de 22h sur 24 dans le chaos ordinaire de la halte-répit. « Je dors une petite demi-heure, de temps en temps. Il faut être capable de dealer avec le bruit. Quand il est tard, on ferme la musique et on baisse la lumière, au moins », raconte celui qui passe son dixième hiver dans la rue. « Moi, c’est mon crédit qui n’est pas bon pour louer un logement. Au moins ici, ça me donne une place sécurisée au lieu d’être dehors. La rue, c’est dur », tranche sans détour Vincent.

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La soirée avance et les corps échouent graduellement sur les tables, tentant de trouver un semblant de confort pour fermer les yeux. Khoeur quitte pour la nuit, libérant une place aussitôt comblée. Elle fume une clope avant de partir. Je l’imite en compagnie de Sébastien, qui me raconte passer son douzième hiver dans la rue. Il me résume avec détachement une vie tough, dans laquelle on le trimballe depuis les couches dans les familles d’accueil. « Personne n’a demandé d’être de même. À 18 ans, je suis parti de Hull pour me ramasser avec les jeunes de la rue. Comme tout le monde ici, je n’ai plus de contact avec ma vraie famille », explique Sébastien, qui sort à peine de prison où il vient de passer huit mois pour voie de fait à l’endroit d’un policier.

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Pour lui, l’espoir passe par un logement, un jour, lorsqu’il aura mieux organisé ses affaires, explique-t-il.

« Il y a toujours une porte de sortie quelque part, mais on est nombreux à attendre qu’elle s’ouvre devant nous », illustre Sébastien.

Après un tumulte causé par l’expulsion d’un usager, un calme relatif revient entre les murs du café. « Vincent! Tu peux-tu te taire un peu? », soupire un agent de sécurité à l’endroit de Vincent, qui parle sans arrêt, seul surtout.

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Sébastien se lève pour offrir un verre en styromousse rempli de tabac à un gars assoupi sur ses trois valises. « Quin, si tu le veux, c’est à toi », propose-t-il à l’homme, qui accepte dans un grognement.

Malgré le bordel dysfonctionnel d’une vie itinérante, l’entraide et l’esprit communautaire demeurent ce qu’il y a de plus beau dans la rue.

Je quitte pendant les premières notes de Bohemian Rhapsody, convaincu que la même soirée se répétera demain et après-demain.

En me disant aussi que les paroles de Freddie Mercury doivent peut-être résonner différemment chez certains usagers.

Mama, ooohhh,

I don’t wanna die,

But sometimes wish I’d never been born at all.