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Se faire mégenrer au bureau, ou récit d’une double vie

Pistes de réflexion pour les employeuses et employeurs soucieux de l’inclusion au travail.

Par
Ariane Dupuis
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Mon nom et le poste que j’occupe sont les seules informations personnelles que connaîtra la personne que je souhaite contacter à l’issue du courriel que je viens de lui envoyer. D’ici quelques minutes, heures ou jours, je recevrai une réponse à ma missive. « Bonjour madame » seront généralement les premiers mots que je pourrai y lire.

Ce « madame », on me l’a assigné en partant d’à peu près rien; probablement de mon prénom. S’il était erroné, mes contacts professionnels n’auraient aucune manière de le savoir. Je ne les corrigerais probablement pas. J’achèterais la paix, au noble coût d’une erreur pronominale. J’ignorerais si ça en vaudrait la peine, mais la peur m’empêcherait de faire autrement.

Pour moi, c’est un scénario fictif. Mais pour Sam* (il/iel), c’est le quotidien. Il a rompu avec le « elle » il y a plusieurs mois, mais la façade du pronom féminin continue à le suivre quarante heures par semaine.

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Il dit mener une « double vie » en n’utilisant pas les mêmes pronoms au travail et dans sa sphère personnelle. Un conflit qu’il n’est pas près de résoudre, parce que la solution semble pour le moment inexistante : comment insuffler la culture de la diversité de genre dans une entreprise qui a intégré la binarité comme norme?

Passer pour un.e autre

Il n’est jamais trop tard pour faire un coming out : Sam l’a souvent entendue, celle-là. Sauf qu’un mois seulement après son entrée en poste, les pronoms she/her se sont « cristallisés » dans son milieu de travail, sans possibilité apparente de retour en arrière.

Le regret de ne pas avoir postulé pour l’emploi avec ses bons pronoms tourmente souvent Sam. Une décision « de dernière seconde » qui s’est enracinée dans la crainte de ne pas être perçu avec la bonne identité de genre lorsqu’il se présenterait éventuellement à l’entrevue.

Ici, il est question de passing, soit la volonté de « passer » pour le bon genre. Sam, dans son cas, avait l’impression qu’il n’avait pas l’air assez androgyne ou masculin pour pass. Il a choisi sa sécurité au détriment de sa véritable identité de genre.

« Si je le dis pas et qu’on me misgender, c’est plate. Mais si je le dis et qu’on me misgender, ça fait cent fois plus mal, parce qu’il y a une invalidation. »

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Immédiatement après avoir obtenu l’emploi, il a considéré rectifier le tir auprès de ses patron.ne.s, expliquer qu’il était en transition. Mais en arrivant au bureau à sa première journée, en voyant le peu de diversité de genre et de génération au sein de ses collègues, Sam ne s’est pas senti à l’aise de le faire. Depuis persiste dans son esprit une dualité entre un « je n’ai même pas essayé » et un « je ne vais pas essayer, car j’ai trop peur ».

« J’ai fait du bénévolat dans la communauté [LGBTQ+] et même là, je me suis fait misgender, raconte Sam. Même dans ta propre communauté, après avoir dit tes pronoms, si tu ne pass pas, tu peux te faire mégenrer. C’est invalidant. Donc dans un milieu de travail vieux et pas woke, clairement que ça ne changerait pas grand-chose [de partager mes pronoms]. »

Mégenrage enrageant

Se faire mégenrer, c’est quand on attribue à quelqu’un, par le biais des pronoms par exemple, une identité de genre différente de celle qui lui correspond réellement. Un geste profondément « violent », surtout pour les personnes non binaires, décrit Marie Houzeau, directrice générale de l’organisme GRIS-Montréal.

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Pour éviter d’être mégenré.e, on pourrait penser qu’il suffit de corriger notre interlocuteur.trice, de lui spécifier nos bons pronoms. Facile sur papier, mais quand c’est tout le bureau qui doit obtenir le mémo, ça devient plus complexe.

« Si je le dis pas et qu’on me misgender, c’est plate. Mais si je le dis et qu’on me misgender, ça fait cent fois plus mal, parce qu’il y a une invalidation, relate Sam. Même si c’est pas intentionnel de se tromper, ça fait mal d’exprimer son identité et que ce ne soit pas respecté. »

Être perçu comme le nouveau woke, créer une distance avec ses collègues, provoquer des malaises, sentir que ses exigences pronominales sont un fardeau, ressentir de l’incompréhension, voire du dédain de la part de ses collègues face à la non-binarité : les craintes qui expliquent que Sam ait décidé de ne pas faire son coming out sont nombreuses.

« Comment je fais ça? » se demande aussi Sam, qui est entré en poste il y a un peu plus d’un mois. « J’envoie un courriel à tout le monde pour dire “bonjour, voici mes pronoms”? C’est tellement délicat… J’ai décidé que j’allais continuer à utiliser mes bons pronoms avec mes ami.e.s, mais à la job, au pire, ça sera mes vieux pronoms. »

« On ne peut pas laisser le poids de faire évoluer les mentalités sur les épaules des gens qui vivent l’oppression. »

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Oui, Sam a certain.e.s collègues, qu’il peut compter sur les doigts d’une main, qu’il devine ouvert.e.s d’esprit à la diversité de genre. Une lueur d’espoir qui illumine à peine son milieu de travail somme toute constitué de personnes cisgenres et plus âgées. Mais faire un coming out au compte-goutte, c’est, à ses yeux, exiger que ces collègues en question se comportent de manière différente en groupe et en tête-à-tête. « Ça serait compliqué; pour moi, c’est tout ou rien », martèle-t-il.

Le devoir de l’entreprise

C’est à l’entreprise d’établir un climat de travail inclusif pour les personnes issues de la communauté LGBTQ+, m’a affirmé Marie Houzeau. « On ne peut pas laisser le poids de faire évoluer les mentalités sur les épaules des gens qui vivent l’oppression », soutient-elle, restant toutefois vague quant aux façons concrètes de briser les tabous au boulot. Probablement parce qu’en ce moment, on n’a pas encore trouvé de recette miracle.

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Elle rappelle cependant l’importance d’initiatives pour favoriser l’inclusivité, d’approches de sensibilisation et de formation pour le personnel. Annoncer ses pronoms à ses collègues est la première stratégie qu’elle nomme. Mme Houzeau suggère de les intégrer à la signature de courriel, par exemple.

L’organisme Fierté au travail Canada, qui aide les employeur.euse.s à créer des environnements de travail inclusifs, comporte 200 partenaires qui suggèrent déjà à leurs salarié.e.s d’ajouter leurs pronoms à leur signature. On y retrouve entre autres Bell, Desjardins et Amazon. Notons que LinkedIn offre aussi, dans plusieurs pays dont le Canada, l’option d’ajouter ses pronoms dans son profil, à la manière d’Instagram.

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« Ça vaut autant pour les personnes cis, trans et non binaires », ajoute Mme Houzeau. Ça permet de ne pas rendre la mention des pronoms stigmatisante et d’appuyer qu’on ne peut jamais présumer de l’identité de genre de quelqu’un.

Ce n’est toutefois pas une pratique acquise ici. Sam travaille pour une compagnie qui œuvre à travers le pays. La signature de fin de courriel des services anglophones inclut les pronoms des employé.e.s, mais ce n’est pas la même chose pour les services francophones. Il ignore pourquoi. « On dirait qu’ici, personne ne pense à ça, déplore-t-il. Je ne sais pas si je veux être le premier à mettre mes pronoms, surtout que ce n’est pas [ceux qu’on utilise actuellement pour me désigner]. »

Et d’après Sam, ça ne sert à rien de mentionner ses pronoms à des gens qui ne sont pas ouverts d’esprit. Et dans ce cas, les discussions n’avancent pas : c’est un cercle vicieux qui s’opère au sein de plusieurs compagnies. Encore et encore, le tabou perdure.

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L’inclusion performative

« Les candidatures [des] femmes, peuples autochtones, membres des minorités visibles et personnes handicapées » sont encouragées pour les postes au sein de la compagnie qui emploie Sam, peut-on lire dans la section Diversité du site web.

Ce dernier estime qu’il ne suffit pas d’avoir une politique d’inclusion à l’embauche, mais aussi de l’emmener à l’intérieur du milieu de travail. Opérant au sein d’une grande entreprise, il souhaite que les ressources humaines de sa compagnie soient plus accessibles. Il n’a pas non plus été informé des ressources spécifiques aux personnes issues de la communauté LGBTQ+.

Le tiers de la population québécoise hésiterait à embaucher une personne trans, d’après une étude.

Malgré tout, Sam adore son travail, les tâches qu’il effectue et les avantages liés à son emploi. Il ne l’échangerait pas contre un autre qu’il aime moins, mais où il serait correctement genré. « Mais on dirait qu’il faut que je choisisse entre les deux, et c’est plate », estime-t-il.

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Comme c’est le cas pour Sam, il est possible de ressentir le désir d’être reconnu.e autrement que par les pronoms avec lesquels on s’est présenté.e lors de notre entrée en poste. Pour mettre à jour ses pronoms, Marie Houzeau suggère de « définir avec [son] employeur quelles sont les étapes pour que cette transition en milieu de travail soit la plus fluide possible », surtout si on fait partie d’une grosse équipe. Elle maintient que tout est du cas par cas, et qu’il n’existe pas de recette universelle.

Le tiers de la population québécoise hésiterait à embaucher une personne trans, d’après une étude de 2019 de la firme Léger Marketing. Des politiques d’inclusion qui favorisent spécifiquement les personnes de la diversité de genre : voilà ce qu’il manque au paysage professionnel québécois, remarque Sam. Ce n’est pas tous les milieux de travail qui évoluent au même rythme que les enjeux de la communauté LGBTQ+, et il est temps d’écouter les personnes qui en sont issues.

*Prénom fictif

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