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Se défaire du male gaze pour décoloniser l’art : conversation avec Teenadult
URBANIA et le Musée national des beaux-arts du Québec s’associent pour repenser notre manière d’apprécier l’art.
Le propre de l’art, c’est de refléter les courants sociaux, les interrogations et les bouleversements de son époque. Normal, donc, que les thèmes de l’identité, du féminisme et du racisme soient si omniprésents dans les œuvres qui voient le jour ces dernières années.
Mais cela découle-t-il de choix conscients ou d’une inspiration inévitable? Comment peut-on immortaliser des sujets qui sont pourtant en constante évolution? Est-ce que le monde de l’art permet réellement de parler de tout et de s’exprimer librement?
Alors que certaines des œuvres du peintre le plus reconnu du siècle dernier, Pablo Picasso, sont exposées en exclusivité canadienne au Musée national des beaux-arts de Québec, les équipes du MNBAQ ont décidé d’ouvrir un dialogue sur ces enjeux. À la sortie de l’exposition Picasso. Figures, vous entrerez dans une exposition intitulée Ouvrir le dialogue sur la diversité corporelle, une exposition collective qui amène le public à voir au-delà des idéaux physiques.
On a discuté de tout ça, de male gaze (« regard masculin », phénomène social où l’art est principalement élaboré, consommé et critiqué à travers le regard d’un homme blanc hétérosexuel), de représentation et de déconstruction des codes académiques avec Teenadult, artiste visuelle montréalaise à la vision aussi sensible qu’engagée, et dont les œuvres sont présentées dans le cadre de cette exposition.
URBANIA : Parle-moi de toi!
Je m’appelle Keeyana, mais j’utilise « Kezna Dalz » ou « Teenadult » comme noms d’artiste. Je suis une artiste visuelle basée à Montréal. Je fais de la peinture et de l’illustration numérique, entre autres. J’ai la chance de faire ça exclusivement depuis un petit moment et je suis super heureuse!
Comment décrirais-tu ton art et les thématiques que tu explores?
Je pense que je travaille vraiment avec mes émotions et mes valeurs, ainsi qu’avec les causes et situations qui me tiennent à cœur. Dans mon art, on retrouve beaucoup de vulnérabilité; c’est important pour moi de prendre en considération les émotions, que ce soit de l’immense joie ou de la colère. J’explore aussi la vulnérabilité du fait que les femmes que je dessine ou que je peins sont la plupart du temps nues. C’est aussi une façon pour moi de faire la promotion de corps qui divergent de ce que l’on voit constamment et aussi d’exprimer un message de self love, d’autres thèmes importants pour moi.
Encore une fois, comme je travaille avec mes émotions, je dénonce souvent le racisme et d’autres injustices parce que ce sont des situations qui m’affectent directement et que c’est une façon, pour moi, de gérer ma tristesse et ma colère, d’évacuer par l’art.
Pourquoi est-il important pour toi de favoriser une pratique artistique inclusive?
Je pense que ça vient d’un ras-le-bol accumulé, de ma naissance à aujourd’hui, de ne pas pouvoir me reconnaître dans le milieu artistique ni dans tous les autres milieux. Il n’y a pas assez de représentations, et même si cela me vient naturellement aujourd’hui et que je ne pourrais faire autrement, je suis toujours heureuse et fière de pouvoir dire que je représente des personnages qui ne sont pas représentés par la majorité. De pouvoir dire que des personnes comme moi qui ne se sentent pas représentées vont peut-être se sentir représentées en voyant mon art. Se sentir vues.
Le male gaze a longtemps dominé notre culture visuelle et institutionnalisé une représentation irréaliste des standards de beauté. Crois-tu que ce regard a eu un impact sur ton art?
D’une certaine façon, oui. Quand j’étais plus jeune, certains standards de beauté influençaient indéniablement mon art. Mes personnages étaient minces, n’avaient pas de poils et étaient souvent blancs. Ce qui ne fait aucun sens, mais c’est ce que je voyais donc c’est ce que je reproduisais. En grandissant, je me suis bien évidemment (et heureusement) détachée de cela dans mon travail, et je me suis mise à dessiner des personnages qui sont vrais.
En tant qu’artiste, sens-tu une responsabilité de déconstruire les archétypes esthétiques imposés par le male gaze?
Je ne peux pas dire que je sens une responsabilité directe. Tout comme je ne suis pas obligée de dénoncer quoique ce soit par mon art. Je pense que j’aborde des thèmes et des situations qui me tiennent à cœur parce que c’est une façon pour moi de dealer avec elles et de continuer mon travail personnel, de me détacher des archétypes esthétiques en question. Par contre, je considère assurément que c’est un plus et même un privilège que mon travail puisse contribuer à cette déconstruction-là.
Est-ce que tu observes un parallèle entre le male gaze et le manque de représentation des femmes noires dans l’histoire de l’art?
Absolument. Le male gaze est lié aux standards ethnocentriques de beauté. Les femmes qu’on retrouve dans l’histoire de l’art sont blanches et souvent mises en scène de façon à évoquer des thèmes, celui de la pureté, entre autres, qui est souvent associé à la femme blanche. La femme noire, elle, est historiquement associée à la sexualité, à la bestialité, et est déshumanisée. Beaucoup d’œuvres la représentent sous un point de vue d’exotisme ou en tant que servante-esclave, ce qui est moins attrayant, sous un angle de male gaze. Conséquemment, cela mène à moins de représentations de la femme noire dans l’histoire de l’art.
Selon toi, quel rôle jouent les médias sociaux dans la diffusion et la préservation de l’art? Est-ce que c’est un safe space?
Avec les réseaux sociaux, tout va tellement vite. Pour ce qui est de la diffusion de l’art, les plateformes qui nous sont offertes peuvent être extrêmement utiles et même devenir des outils de travail indispensables aujourd’hui pour se faire connaître et donc faire avancer sa carrière artistique.
Pour ce qui est de la préservation, même chose, ce qui peut en fait devenir un problème quand parce que justement, tout va tellement vite que les œuvres publiées sont partagées et repartagées, et qu’éventuellement leurs sources, soit les créateurs et créatrices, sont oubliées et ne sont pas reconnues. Pour tout l’aspect des droits, des mentions des sources, du plagiat, ça peut devenir compliqué.
Un travail de commissariat axé sur la décolonisation et l’inclusion commence à se faire dans certaines institutions traditionnelles. Quel rôle crois-tu que les musées peuvent jouer dans cette émancipation?
Je pense que les musées ont été, et sont encore, des institutions très blanches. On y présente majoritairement des œuvres réalisées par des artistes blanc.he.s ou sinon, des œuvres d’artistes de la diversité mais morts et célèbres. Il y a aussi l’aspect académique, qui semble être trop mis de l’avant lorsqu’il s’agit de considérer un.e artiste comme étant « professionnel.le » et par conséquent comme méritant sa place dans une institution traditionnelle. Cette approche élitiste et blanche raye beaucoup de personnes de la liste.
Pourtant, il y a plein d’artistes contemporain.e.s talentueux.euses (et vivant.e.s, haha) qui ont tout autant leur place dans un musée. Selon moi, les musées devraient tous revoir leur approche et leurs critères, et une grande étape de décolonisation et d’inclusion serait de s’écarter de cette blancheur et de cet académisme, de présenter plus d’artistes de la diversité.
Qui sont les artistes qui t’inspirent le plus présentement?
Je dois dire que je suis toujours impressionnée par des artistes d’ici. Il y a tellement de talent à Montréal. J’aime beaucoup le travail de Niti Marcelle Mueth, de Francorama, de Fayality et de Mallory Lowe. Je suis aussi vraiment inspirée par la musique. J’adore la rappeuse Tierra Whack et son univers coloré et cartoony. De plus, comme une grande partie de ce que je fais consiste à représenter des corps de femmes fières et à l’aise, j’adore suivre le travail et les publications de Lizzo, ou encore des pages comme Fude, une page Instagram incroyable créée par Charlie Ann Maxx et qui vise à inciter les gens à être à l’aise dans leurs corps et à cuisiner nus.
Crédit photo d’entête: Kezna Dalz, Black Joy, Black Vulnerability, Black Support, Black Love, 2021. Acrylique sur toile. Collection de l’artiste.
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L’exposition Ouvrir le dialogue sur la diversité corporelle est présentée au Musée national des beaux-arts du Québec jusqu’au 12 septembre 2021. Cliquez ici pour vous procurer des billets! Un dialogue inédit avec les collaborateurs de l’exposition – Mickaël Bergeron, Sara Hini et Cassandra Cacheiro – est également accessible ici.
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