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Scarlett Paris Evans : l’humain derrière la drag queen

« Ma plus grande fierté, aujourd’hui, c’est de pouvoir dire que je m’aime. »

Par
Charlie Grenier
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C’est sous un tonnerre d’applaudissements que se termine le spectacle. « Vous êtes incroyables, merci d’avoir été avec nous ce soir et n’oubliez pas d’aller voir Virgin au bar », dit-il pour conclure. Scarlett s’avance vers moi, le front perlant et le souffle court et me dit : « Girl, laisse-moi me démaquiller et je te rejoins. Attends-moi au bar! » Le sourire dopaminergique fendu jusqu’aux oreilles, j’obtempère, l’adrénaline encore dans le tapis.

Quelques heures plus tôt, j’avais le front écrasé contre la fenêtre de mon Amigo, à la recherche de la première pancarte « Bienvenue à Québec ». Le trajet en provenance de Montréal était long. Je savais que dans deux heures à peine, j’allais rencontrer une des têtes d’affiche du cabaret. Je l’ai vue performer trois ou quatre fois. Quand je parle des drag queens québécoises, c’est le nom de Scarlett Paris Evans qui me vient en tête (OK, celui de Mado aussi, bien sûr, mais pour moi, Scarlett, c’est LA référence).

J’avais pas été au Drague depuis le bachelorette de ma mère, il y a un an.

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La taverne de 1983 près du Vieux-Québec a perduré pour devenir le Cabaret Club Le Drague aujourd’hui. Au cours des dernières années, il a dû s’adapter pour veiller à bien accueillir la communauté LGBTQ+ de Québec. Ses éléments patrimoniaux comme les anciens murs de brique lui permettent de garder son cachet. C’est là qu’on m’a initiée à l’univers des drag queens. J’étais impatiente d’y retourner : c’était une occasion en or d’enfin connaître l’humain et l’artiste.

Il est 18h04 quand je mets les pieds dans le bar. Scarlett brandit le bras dans les airs pour me saluer du haut de la scène : « Bienvenue chez nous! ». Depuis ses débuts en 2016, Alexandre n’a pas quitté le Drague. Scarlett Paris Evans, c’est le nom de drag queen d’Alexandre, mais les deux noms (et pronoms) lui conviennent. Son outfit « hors drag » : casquette rose à l’envers agrémentée du mot Barbie en strass argenté, pantalon rose en polyester et une chemise beige, rose, orange, bref, aussi colorée que celui qui la porte. Sa grandeur et sa carrure m’impressionnent chaque fois.

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Plantée au beau milieu du chemin, mes yeux sont rivés sur la passerelle illuminée par le précoucher de soleil auquel on n’a presque jamais droit dans les bars associés au nightlife. J’ai toujours trouvé ça impressionnant, de voir une pièce habituellement bondée être complètement vide. Comme si tu allais au Ikea un samedi après-midi et qu’il n’y avait pas un chat.

Déjà, j’imagine les épaules des gens trop nombreux qui vont jouer à Tetris au peak de la soirée ou les personnalités colorées qui viendront fêter ici ce soir.

« Un beau désordre est un effet de l’art »

On se dirige vers les coulisses. 111 marches plus tard, j’arrive vis-à-vis le minuscule garde-robe qui fait office de loge à Alexandre. Même en tant que princesse-camion, je suis ébahie.

« C’est mon p’tit cubicule, icitte. J’essaye que ce soit pas le bordel. C’est comme un bordel organisé, mettons. »

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« À côté, c’est l’espace des autres drags. Là, c’est pour les meetings de l’administration et y a les bureaux des boss. Ici, c’est les loges des autres drags maison et là, c’est notre costumier », m’explique Alexandre, les yeux rivés sur les 16 pôles de 7 pieds au bout du corridor qui soutiennent des tonnes de justaucorps pailletés, de boas à plumes et de robes vaporeuses, coincées entre les mille autres bouts de tissus et d’accessoires qui feraient capoter les ados qui magasinent chez Ardène.

J’ose lui demander : « Y en a pour combien, après toutes ces années à accumuler ? » Il me répond, hésitant : « Ma chum, c’est sûr que c’est un mortgage sur une maison. Si je me donne un estimé, 50 000$ for sure. »

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Le souper spectacle commence à 20h. Ça nous laisse une bonne heure pour admirer Alexandre se transformer soigneusement en Scarlett dans sa caverne rose bordélique. Mes yeux suivent le trajet de son beautyblender chaque fois qu’il le frotte contre sa pastille de fond de teint pour ensuite l’appliquer sur son visage.

Je suis captivée par les photos des grandes femmes connues de tous. Je regarde la photo de Beyoncé appuyée contre quelques Barbie, la poussière de son maquillage sur la maquilleuse, les pinceaux mûrs, le meuble de rangement grouillant de parures, les perruques sur l’étagère.

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D’un coup, je comprends ce qu’il voulait dire, lorsqu’il disait que le Drague était son safe space. Son bunker pailleté me rappelle l’époque où je visionnais Hannah Montana en boucle ou quand je rêvais d’avoir le casier de Sharpay Evans de High School Musical. Son espace respire les filles et les femmes qui ont coloré ma jeunesse encore récente.

« Contrairement aux critiques qui reviennent, pour moi, la drag, c’est un hommage aux femmes de ma vie. T’sé, quand je fais de la drag, je pense à ma mère ou à ma grand-mère malheureusement décédée, je veux qu’elles soient fières. Si je performe sur une chanson de Christina Aguilera, c’est pour rendre hommage à sa musique. Comme les sons des divas de la pop qui m’ont aidé, quand j’étais jeune. Sans la musique, je ne serais pas passé au travers. »

Pensant qu’il me tend une perche, je lui demande : « Qu’est-ce qui a été difficile, pour toi, si t’es à l’aise d’en parler? »

« L’intimidation », soupire-t-il. Son fond de teint dissimule mal son inconfort, mais il me raconte. Pour le p’tit Alexandre, la maternelle s’est passée à la maison avec maman et grand-maman. Le primaire s’est passé entouré d’une sympathique gang de girls. Et au secondaire, il a été séparé de ses amies pour fréquenter l’école publique.

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Le secondaire, c’est loin d’être la même game. Sa voix se serre lorsqu’il se rappelle cette époque : « C’était de l’intimidation tous les jours, on me harcelait. Ils m’attendaient à la porte pour m’insulter. Au primaire, j’avais du fun. J’allais à l’école avec mes Barbie sans problème. Le secondaire m’a séparé de moi-même. » Le petit silence est précieux.

« J’ai eu envie de me suicider. À l’école, on voyait le pont de Québec par la fenêtre. Je le regardais et je pensais à mettre fin à tout ça. Ce qui m’a groundé, c’est de penser à ma famille. »

Ouf.

La conversation s’adoucit. On parle de tout et de rien.

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« Quand j’étais jeune, j’avais la coupe de Xavier Dolan, j’avais du vernis à ongles, j’étais comme le pré Jay Du Temple », avoue-t-il. « Alexandre, c’était le p’tit gars à maman pis à grand-maman. T’sé, c’est comme mes deux mères. Papa aussi était là pour moi. Fun fact à l’appui : c’est lui qui m’a acheté mon premier breastplate. En tant que p’tit gars gai, j’avais besoin de cette féminité-là. J’étais tranquille, j’avais besoin d’amour et de l’approbation des autres. »

Après le secondaire, Alexandre prend une année sabbatique pour remplir son petit cochon et rentrer au Campus Notre-Dame-de-Foy en design de mode. « Ils nous montraient à faire des jupes carrées pour le Simons et moi, je voulais faire des robes pour Lady Gaga », se remémore-t-il.

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Il tente également des études en coiffure, comme ses tantes, en se disant que c’était peut-être un truc de famille. Toutefois, son regard me fait comprendre assez vite que ce n’était pas son spot. Comme toute bonne personne qui ne se débrouille pas très bien à l’école, s’ensuit une petite run sur le marché du travail. « J’ai commencé chez Sears, pis je vais te dire que c’était pas mon fantasy de vendre des bobettes pour femmes. »

Tomber à pic

« Tout le monde peut faire de la drag, mais c’est pas tout le monde qui devrait en faire. Y a pas d’orientation, de sexe ou de genre qui définit qui peut faire de la drag. C’est plus le talent, je dirais. »

On se souvient tous des premiers bars où on sortait à nos 18 ans (du haut de mes 19, je m’en souviens encore pas pire). Dès qu’il a atteint la majorité, Alexandre a commencé à sortir au Drague.

Après avoir passé près de deux ans à épier le bar, il a plongé tête première lors de l’événement Les auditions d’une star, servant à mettre en lumière la relève de la drag. Un 100$ bien investi qui lui vaudra la première place. Toutefois, victoire a tranquillement commencé à rimer avec : percer dans le monde artistique, c’est tough en ciboire. « C’est ce que j’ai vécu qui m’a appris à être un combattant. Ça m’a aidé à me dire que j’allais pas lâcher quelque chose qui m’apporte du bonheur, même si je dois bûcher. » Alexandre s’estime par ailleurs fier de ne vivre que de la drag depuis 2 ans.

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Dans mon cahier jaune malamanché, les 4 lettres du mot DRAG griffonné et entouré de point d’interrogation me servent de rappel. « Au fond, c’est quoi la drag

« La drag, c’est créer un personnage plus grand que nature pour divertir. Ça fait que notre job, c’est de mettre de la couleur dans la vie du monde. » Dit de même, ça donne le goût.

Le temps file. Ça paraît, parce que les autres artistes commencent à arriver. La face maquillée, mais habillés en civil, le clash est plus qu’évident. Les observant, je ne peux arrêter de me dire qu’en dehors d’ici, jamais j’aurais pu deviner que ces gens passent leurs fins de semaine à se vêtir d’habits plus majestueux les uns que les autres. Mon premier réflexe, c’est d’aborder le trop-plein d’effervescence qui doit en mêler quelques-uns. « T’as tellement d’amour sur scène, t’es comme Beyoncé. Et après les shows, y en a qui redeviennent caissiers. C’est là, le gros clash. Je l’ai déjà vécu, pis je l’ai trouvé rough. »

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« La vie du quotidien, c’est ma petite vie normale. Après ça, je mets une perruque, du maquillage pis je deviens Scarlett. Un jour, j’ai commencé à me démaquiller après mes shows avant d’aller en bas, parce qu’il fallait que je reclaim ce temps-là pour qu’Alexandre puisse avoir du fun avec ses amis. T’as pas de temps pour toi, si t’es habillé en drag. Je dois m’assurer qu’Alexandre ait du vécu et que ça soit pas toujours Scarlett qui passe en premier.»

Tout en étant un couteau à double tranchant, la scène est aussi pour Alexandre un porte-voix.

« Je prends toujours un moment au micro, parce que ce que je veux éduquer les gens tant sur nos droits que sur notre art. »

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« J’ai une amie taille plus qui m’a dit qu’elle était inspirée de me voir m’assumer dans mon homosexualité et dans ma sensualité. Je veux leur montrer que je peux aller travailler avec une petite jupe tailleur, pis me sentir bien comme je suis. Le but, c’est qu’ils s’aiment eux-mêmes parce que quand tu t’aimes, t’aimes ton suivant. »

Si son parcours n’a pas toujours été doux, Alexandre (et Scarlett) semble en paix, aujourd’hui : « Être heureux, c’est tout ce que je voulais, pis aujourd’hui, je pense que je peux dire que je le suis. Alexandre, 28 ans, s’aime. Quand je me regarde dans le miroir, je me trouve beau. Scarlett m’a fait m’aimer moi-même. La drag m’a permis d’être moi. »

Le calme avant la tempête

Il est 19h50, c’est l’heure de faire place au spectacle. Je redescends dans la salle et je vais m’installer au bar pour admirer l’humain que je viens de découvrir.

Les têtes blanches, blondes, vertes et rousses se lèvent en même temps que le rideau qui révèle tranquillement Scarlett. Sa longue robe à paillettes, sa chevelure bouclée couleur cherry cola et les premières notes du hit How Deep Is Your Love charme les 24 paires d’yeux bien installées dans leur chaise, verre ou fourchette à la main.

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De la passerelle, c’est beau. Les épaules des gens se dandinent en ce fameux peak de soirée. Ils se mélangent, ils dansent, ils rient, certains s’enlacent, d’autres sont plus tranquilles, le coude bien collé sur le bar. C’est une belle salade de fruits (d’humains).

En attendant Alexandre, j’observe les drags qui rejoignent leurs fans dans la salle, le téléphone à la main, prêt pour les selfies. « Mon homme est venu me voir performer à soir! », me lance Eva Moist, une des acolytes de scène de Scarlett.

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Dès son retour, Alexandre me propose de visiter les autres sections du bâtiment. Il y en a trois : la zone cabaret réservée aux spectacles de drag, la zone club, dédiée à la discothèque à deux étages et la zone 3, destinée à ceux qui souhaitent discuter plus calmement dans une ambiance lounge.

Le plancher de la discothèque nous fait vibrer jusqu’aux petites heures du matin. Les pas de danse s’emmêlent aux petits bouts de discussions. Alexandre et moi nous décidons enfin à quitter l’arène. 222 marches plus tard (j’exagère), j’aperçois enfin mon pauvre sac à dos noir et fade appuyé sur le bas de la porte de sa loge créativement imbattable. Mes oreilles sillent encore, 15 minutes plus tard. La musique pop résonne toujours au sous-sol.

Avant de se quitter, Alexandre me donne un cours LGBTQIA+ 101 puisque j’avais encore une multitude de questions. S’ensuit une tonne de reconnaissance réciproque.

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Je n’ai pas de misère à comprendre qu’en venant admirer leurs paillettes c’est à nous, public, d’être ouverts. Comme le disait si bien sa grand-mère : « Si ça fait pas de mal à personne, moi je m’en câlisse. »

C’était l’histoire d’un humain qui venait de s’ouvrir à un autre.