Sergio Da Silva est en tabarnak.
Il y a deux semaines, le Blue Dog, ce bar emblématique du boulevard Saint-Laurent duquel il était jusqu’à tout récemment co-propriétaire, a été contraint de fermer ses portes. Parmi les raisons qui ont mené à sa perte : des plaintes de bruit répétées d’une voisine ayant emménagé dans un logement qui avait jadis une vocation commerciale.
Une situation qui rappelle celles du La Tulipe, du Divan Orange et du Diving Bell Social Club, des salles de spectacles toutes vouées au même sort, celui de baisser complètement, une fois pour toutes, le volume de leurs speakers.
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Tatoué de la tête aux pieds, Da Silva ponctue ses phrases de « fucking » lorsqu’il parle avec passion de cette cause dont il porte le flambeau.
« À Montréal, ils fucking chialent parce que je suis dans un bar et qu’il y a de la musique », lance-t-il, comme si l’absurdité était évidente, installé sur la banquette de la terrasse du Turbo Haüs, le bar à spectacles qu’il a co-fondé, sur la rue Saint-Denis. « Vous voyez à quel point c’est fucked up? »
Après le tollé engendré par la fermeture du La Tulipe, en septembre dernier, la Ville avait promis de modifier sa réglementation sur le bruit pour éviter qu’une telle situation ne se reproduise. Et voilà que le très attendu nouveau projet de règlement a enfin été déposé par les arrondissements du Plateau-Mont-Royal et de Ville-Marie au début de juin.
Alors qu’elle pensait éteindre un feu, la Ville a plutôt lancé de l’huile sur le brasier. Plusieurs des mesures proposées inquiètent, jugées menaçantes pour la scène musicale montréalaise.
Depuis une semaine, la communauté de la vie nocturne, tout comme Sergio Da Silva, est en tabarnak.
LE LANCEUR D’ALERTE
Quelques heures plus tôt, sur le boulevard Saint-Laurent, écrasé par un soleil chaud, Xavier Bordeleau enchaîne avec urgence les dernières puffs de sa cigarette.
L’analyste sectoriel pour les Scènes de musique alternatives du Québec (SMAQ) et MTL 24/24, un organisme qui milite pour une meilleure politique de la vie nocturne, arrive en retard à notre rendez-vous, un café attrapé sur le fly dans un Couche-Tard entre les mains. Dans les 45 minutes qui suivront, il n’en prendra pas une seule gorgée, comme si le temps manquait pour dénouer la complexité de la situation.
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Depuis quelques jours, son téléphone n’arrête pas de sonner : MTL 24/24 est à l’origine de la publication Instagram qui a alerté la communauté à propos du nouveau projet de règlement, jeudi dernier. L’organisme y dénonce les mesures qui « risquent de fragiliser le milieu culturel », à commencer par l’explosion du montant des amendes pour nuisance sonore, certaines pouvant passer de 1 500 $ à 10 000 $.
Le message pressait le public de répondre à une consultation publique que la Ville avait ouverte à ce sujet, et qui se terminait le lendemain.
Vingt-quatre heures plus tard, 13 880 personnes avaient répondu au formulaire en ligne.
DE DRÔLES DE CONTRADICTIONS
Actuellement, ce sont les policiers du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) sur le terrain qui jugent si le bruit est excessif à la suite d’une plainte. Le règlement de la Ville, qui date de 1977, ne prévoit aucune limite de décibels.
« Ça peut amener des biais, parce que c’est super subjectif. Ils peuvent donner une amende juste par ce jugement-là », explique Xavier Bordeleau.
Comme recommandé par les SMAQ, la Ville a inclus des seuils de décibels clairs dans son nouveau projet de règlement. Ces seuils, basés sur l’émergence spectrale — un concept qui tient compte du bruit ambiant du secteur — ne concernent que les établissements détenant une certification d’occupation de salle de spectacle. Une certification par ailleurs difficile à obtenir en raison des nombreux critères et des coûts qui y sont associés, selon Xavier Bordeleau. Il fait remarquer que « la plupart des lieux qui ont eu des problèmes de plaintes de bruit récurrentes et abusives, ce sont des lieux qui avaient un certificat d’occupation de bar. »
Bien que l’intégration de seuils de décibels clairs dans le projet de règlement représente un progrès notable, aux yeux de Xavier Bordeleau, l’article 29 de la même section en limite la portée.
L’article stipule que « l’autorité compétente qui a des motifs raisonnables de croire que la tranquillité d’une personne est troublée par un bruit qu’il estime excessif compte tenu de l’heure, du lieu et de toutes autres circonstances, peut ordonner à quiconque cause cette nuisance de la faire cesser immédiatement » et que quiconque n’obtempère pas immédiatement commet une infraction.
L’analyste sectoriel y voit une contradiction flagrante. « Il y a un aspect problématique : même si tu respectes les seuils, tu peux avoir une amende. »
Du moins, c’est ce que suggère le texte.
« Tout le monde, autant l’administration municipale que le service de police disent que ce n’est pas leur intention de fermer des spectacles », reconnaît-il. « Mais ces bonnes intentions-là ne sont pas marquées dans le règlement. »
Sergio Da Silva s’indigne lui aussi de l’incohérence de l’article 29 du projet de règlement. « Ils mettent en place une limite de décibels, mais en même temps, ils disent que ça reste à la discrétion du policier. So then, who gives a shit? Autant ne pas fucking mettre ce fucking règlement en place. »
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« FUCKING PISSBABY »
Malgré les quelque 30 000 $ que Da Silva dit avoir investis dans l’insonorisation du Turbo Haüs, les décibels s’échappent inévitablement du bar les soirs de concerts. Et devant sa porte, le trottoir de la rue Saint-Denis grouille d’adeptes de musique sortis se claquer des clopes au milieu des rires et des conversations animées.
Cette cacophonie nocturne, Da Silva la connaît mieux que personne : il habite deux étages au-dessus de son bar du Quartier latin.
« Oui, ça suck, mais c’est le choix que j’ai fait. Tu peux vivre avec les choix que tu fais, ou te comporter comme un fucking pissbaby et te plaindre à propos de tes propres décisions », s’exclame le bassiste du regretté groupe punk rock Trigger Effect.
« Malheureusement, continue-t-il, quand on voit des endroits comme le La Tulipe, le Champs, le Diving Bell, et même le Divan Orange, il y a des gens qui ne sont pas disposés ou capables d’accepter le fait qu’ils vivent là où ils vivent et qui ne sont pas prêts à faire la moindre concession. »
Il souligne l’importance du dialogue entre le bar et son voisinage. « On a déployé beaucoup d’efforts pour créer une petite communauté ici. Tout le monde dans cet immeuble a mon numéro de téléphone. »
Car ces tensions peuvent finir par rayer de la carte des lieux culturels de la ville. La fermeture du Blue Dog est d’ailleurs survenue quelques semaines après qu’une « marche funèbre » à la mémoire des « lieux culturels disparus » ait défilé dans les rues de Montréal.
Selon Da Silva, lorsqu’un lieu s’éteint, c’est tout un écosystème qui est détruit au passage. « Lorsqu’un concert est sold-out à La Tulipe, tout le monde autour en profite financièrement : les fucking restaurants, les dépanneurs, les fucking magasins de vêtements. C’est donc une business satellite. Et puis quand [des espaces de ce type] ferment, tout le monde en souffre. »
DES COLLECTIFS FESTIFS EN PÉRIL
Mis à part le piercing qui traverse son sourcil droit, rien chez Maxime Gazeau ne laisse deviner qu’en dehors de sa job de bureau dans le Vieux-Montréal, il organise des raves technos depuis plus d’une décennie.
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OCTOV, le collectif festif qu’il a co-fondé et dont il est aujourd’hui le directeur de production, fait partie de ceux qui ont sonné l’alerte concernant le nouveau projet de règlement sur le bruit.
« C’est fou! C’est le post qui a le plus marché de toute notre existence », lance le Français d’origine, qui ne s’attendait pas à un tel retour de la communauté. Face à la mobilisation qui a pris place dans la dernière semaine, il se dit extrêmement content. « C’est la preuve que c’est vraiment un milieu qui tient à cœur aux gens. »
Un milieu qui, aussi, en arrache.
Depuis la pandémie, les coûts de production d’OCTOV ont augmenté de 25 %. Pourtant, le prix des billets n’a pas suivi la même tendance. Le collectif, opéré par des membres bénévoles, est conscient des limites financières de sa communauté. Alors que certains de leurs billets se vendaient à 50 $ avant la pandémie, ceux-ci ne coûtent que 6 $ de plus, aujourd’hui.
Pour l’organisation, obtenir des amendes aussi salées que celles suggérées dans le nouveau projet de règlement ne serait rien de moins que fatal.
« Ça voudrait dire mettre la clé sous la porte, c’est certain », lance Maxime Gazeau.
OCTOV n’est pas le seul collectif festif à être dans cette position. « Ce serait 100 % impossible pour nous de continuer à faire des shows dans le cadre de ces nouvelles réalités proposées », peut-on lire dans une publication Instagram du collectif Ferias, qui fait aussi partie du mouvement d’opposition au projet de règlement.
LA VILLE RETOURNE À LA TABLE À DESSIN
Rencontrée devant son café préféré, le Noble sur la rue Laurier, Marie Plourde, conseillère de la Ville pour le Plateau-Mont-Royal, assure que la Ville est prête à retourner à la table à dessin avec son projet de règlement sur le bruit. L’administration accueille avec ouverture les 13 880 commentaires qu’elle a reçus, qui seront colligés et pris en compte.
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La Ville souhaite « trouver le sweet spot pour faire en sorte que la cohabitation se fasse bien », explique l’élue.
« C’est vraiment la volonté première. Ce n’est pas de punir, c’est d’accompagner, d’aider et puis de maintenir la vitalité culturelle de Montréal. »
Lorsqu’on lui parle des amendes de 10 000 $ prévues dans le nouveau règlement, Marie Plourde précise qu’elles ne seraient données qu’en « dernier, dernier, dernier recours », seulement « si un opérateur de salle refuse toute collaboration ». Une distinction qui n’est toutefois pas mentionnée dans le projet de règlement.
Mais, 10 000 $, « c’est quand même gros », tranche-t-elle. Trop gros? « Moi, je trouve », répond l’ancienne VJ de MusiquePlus.
« Je comprends vraiment l’inquiétude, puis c’est relevé beaucoup dans les commentaires », souligne-t-elle. « On regarde ça. »
Pour ce qui est de la question de l’article 29, elle assure qu’il ne serait utilisé qu’en cas « extrême », sans pour autant pouvoir définir de manière claire ce qu’un cas « extrême » signifie. « Extrême, c’est comme… ça ne marche pas. Tu te mets à la place du monde, puis tu te dis : est-ce que je serais capable de dormir dans ces circonstances-là? »
Et les espaces de diffusion de musique pourraient-ils obtenir des amendes, en vertu de cet article, même s’ils respectent les seuils de décibels? « Non, c’est complètement le contraire. Tu respectes les seuils, tu es en business. […] Il n’y a pas d’enjeu là-dessus. Moi, je n’ai pas d’inquiétude », affirme-t-elle.
Elle rappelle que l’intention de la Ville en déposant ce projet de règlement était de favoriser une saine cohabitation et de maintenir la vitalité nocturne.
ET POUR LES MODIFICATIONS À VENIR
De leur côté, MTL 24/24 et les SMAQ aimeraient voir la création d’un service de médiation pour faciliter le dialogue entre résidents et exploitants de lieux.
Ils revendiquent aussi l’adoption du principe d’agent de changement dans les lieux de vitalité nocturne. Un principe qui repose sur l’idée qu’il soit la responsabilité de celui qui arrive dans un milieu de s’adapter au niveau du bruit déjà ambiant. Selon ce concept, si un immeuble résidentiel est bâti près d’une salle de spectacle, il reviendrait au promoteur immobilier d’insonoriser adéquatement le bâtiment et vice-versa si une salle de spectacle élisait domicile dans un milieu résidentiel.
« La proposition initiale contenait plusieurs excellentes idées, qu’on espère voir conservées et développées », affirme pour sa part Guthrie Drake, DJ et co-fondateur de Ferias. « La définition claire des limites de décibels dans les différents quartiers de la ville est extrêmement utile pour toutes les parties concernées. Clear is kind, comme on dit. »
Il se dit touché par la récente manifestation massive de soutien à la scène musicale montréalaise.
« Je pense que ça démontre indéniablement à quel point la musique, les arts, les spectacles, les rassemblements et la danse — et toouuut le bruit qui va avec — sont importants dans le tissu social de Montréal », souligne-t-il.
Sergio Da Silva, lui aussi, aime sa ville vivante. « C’est pour ça que je fucking vis ici », lance-t-il.
Et pour ceux qui ne veulent pas d’une Montréal vibrante, de jour comme de nuit, ils leur suggèrent gentiment d’aller vivre à fucking Candiac, Châteauguay, ou Vaudreuil-Dorion.
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