Logo

S’arracher les cheveux pour partir en vacances

Renouveler son passeport = maison des fous d'Astérix.

Par
Hugo Meunier
Hugo Meunier
Publicité

Si vous voulez croiser des gens en colère, le Complexe Guy-Favreau, un bâtiment du centre-ville abritant le bureau des passeports, est actuellement le meilleur endroit en ville.

Paradoxalement, c’est supposé attirer les voyageuses et voyageurs heureux d’enfin pouvoir prendre le large après deux ans de confinement. La réalité est aux antipodes. On se croirait plutôt dans la maison des fous d’Astérix, où toutes (littéralement TOUTES) les personnes croisées vivaient un mélange d’exaspération et d’angoisse devant le bordel bureaucratique entourant la livraison de leur passeport.

Publicité

« C’est un spectacle sociétal assez étonnant, c’est le chacun pour soi! Ça fait trois semaines que je suis stressée alors que je devrais être fébrile et anticiper mon voyage », résume Maggie, qui ne s’est pas fait prier pour ventiler à quelques jours de son départ pour un trip en van en Suisse de deux semaines.

«Je n’ai eu aucun feedback ni suivi. Je sais que le montant a été débité de mon compte, mais où est mon passeport? Aucune idée…»

« Je n’ai même pas le temps ni envie de penser aux montagnes et aux endroits que je vais visiter », ajoute la jeune femme, qui s’est présentée à 6 h ce matin – soit deux heures et demie avant l’ouverture de Service canada – pour comprendre ce qui se passe avec sa demande de renouvellement envoyée par la poste il y a plusieurs mois.

Publicité

« Je n’ai eu aucun feedback ni suivi. Je sais que le montant a été débité de mon compte, mais où est mon passeport? Aucune idée… », peste cette employée en loisirs à la ville, qui ne peut pas croire qu’un tel cafouillis existe dans un pays comme le nôtre.

Même si elle était quatrième en ligne ce matin (le premier était là à 4 h, paraît), elle n’avait toujours pas rencontré de fonctionnaire en fin d’avant-midi. Au contraire, elle a joué au yo-yo avec ses compagnons, au gré des humeurs des agents de sécurité, nombreux, qui quadrillent l’endroit.

« Un agent de sécurité nous a dit d’aller en bas pour les passeports d’urgence. Nous sommes descendus et 50 personnes attendaient déjà avant nous. Finalement un autre agent de sécurité nous a dit que si on ne partait pas d’ici 48 h, il fallait remonter en haut. De nouveau à l’étage, un agent de sécurité nous a dit de nous asseoir, d’autres de rester. J’étais quatrième en arrivant ce matin, j’ai maintenant le numéro 72 et je viens de dire à ma job que je ne vais pas pouvoir entrer aujourd’hui », dénonce d’un souffle Maggie, ajoutant que les employé.e.s de Service Canada ne sont pas assez nombreux pour mieux orienter les gens.

Maggie avait l’air plus en crisse dans la vraie vie que sur sa photo de passeport.
Maggie avait l’air plus en crisse dans la vraie vie que sur sa photo de passeport.
Publicité

Bien sûr, il y a quelque chose d’assez logique dans tout ça, tous et toutes s’entendent là-dessus. La fin des restrictions post-pandémiques coïncide sans surprise avec une explosion des demandes de renouvellement de passeport.

Des données récentes publiées par La Presse le confirment.

Service Canada a délivré trois fois plus de passeports entre le 1er avril 2021 et le 31 mars 2022 (1 273 000) par rapport à la même période l’année précédente (363 000). En entrevue avec ma collègue Silvia Galipeau, la porte-parole du ministère de l’Emploi et du Développement social du Canada (responsable des passeports) ne lésinait pas sur les superlatifs pour qualifier la situation. « Une période de pointe jamais vécue », a-t-elle dit.

Ce que les gens digèrent moins, c’est de constater à quel point Service Canada n’a pas vu venir le coup, pourtant aussi prévisible qu’une nouvelle maman comédienne révélant au 7 Jours qu’être mère est le meilleur rôle de sa vie.

Publicité

« Il [le gouvernement] devait s’attendre à ce que le monde ait le feu au cul de partir! », résume à sa façon Benjamin, qui attendait toujours son passeport à deux jours de son départ pour une semaine au Mexique. « En même temps, je sais que je ne suis pas à plaindre. Je vais en vacances, je ne vais pas rejoindre un proche malade ou retrouver de la famille après deux ans comme tant d’autres », nuance le jeune homme, venu faire du télétravail dans la salle d’attente improvisée au deuxième étage du bâtiment fédéral du boulevard René-Lévesque.

Publicité

Si les voyageuses et voyageurs en sont réduits à faire un sit in dans le complexe Guy-Favreau, c’est parce qu’ils sont incapables de recevoir des services à distance (en ligne ou au téléphone) à l’heure actuelle. Toujours dans La Presse, on rapporte que le centre d’appels est dans le jus comme jamais, avec 212 000 appels quotidiens et 75 minutes d’attente (contre 5000 et 8 min d’ordinaire) à travers le pays.

Et même si les autorités déconseillent de se présenter sur place (sauf pour les départs dans moins de 24 h ou pour ceux et celles qui ont pris rendez-vous), les gens sont stressés et débarquent sur place pour essayer de se faire rassurer ou simplement parler à un humain.

Mais bon, on risque quand même de vous renvoyer chez vous si votre voyage n’est pas considéré assez urgent pour être traité en priorité (moyennant des frais, évidemment).

«J’ai fait ma demande à Rouyn, mais comme j’avais aucune nouvelle, la seule option était de me présenter ici.»

Publicité

Devant le déluge de demandes, le gouvernement aurait annoncé l’embauche de 500 personnes additionnelles, à moins que ça ne soit que le rappel des centaines de personnes démobilisées durant la pandémie. Un manque de proactivité qui irrite les voyageuses et voyageurs rencontrés. « Pourquoi personne n’a pensé à ça avant! », peste à nouveau Benjamin, flanqué de Fred, un compagnon d’infortune rencontré ici et avec qui il partage ses malheurs.

En fait, la situation de Fred est encore plus aberrante.

Le jeune homme a abattu dix heures de route de l’Abitibi, ultime recours pour avoir son passeport à temps pour son voyage au Mexique prévu aussi lundi. « J’ai fait ma demande à Rouyn, mais comme j’avais aucune nouvelle, la seule option était de me présenter ici. Je suis parti de nuit, mais 100 % de mes amis dans la même situation ont perdu leurs billets », raconte Fred, soulignant un peu à la blague que les Montréalais.es se plaignent un peu le ventre plein puisque la situation est encore pire pour les gens éloignés des rares endroits où on délivre des passeports d’urgence.

Publicité

Benjamin, qui habite Saint-Jean-sur-Richelieu, s’est pour sa part présenté une première fois il y a trois semaines, avant de se faire refouler. « On m’a demandé quand je partais et comme c’était pas dans les 24 h, on m’a retourné chez moi », explique celui qui est malgré tout confiant de partir lundi. « J’ai tout fait selon leurs règles, mais c’est quand même tout croche, leur centre d’urgence », peste celui qui vient pour renouveler le passeport de ses enfants, comme Fred.

Autre absurdité, leur compagnie aérienne déconseille d’acheter des billets d’avion avant d’avoir le passeport, mais Service Canada réclame une preuve de départ imminent avec une preuve d’achat de billets d’avion pour passer les voyageurs en urgence. « Personne n’a l’air de se parler, c’est beaucoup ça le problème », conclut Benjamin, qui s’est au moins fait un ami dans toute cette histoire, en réalisant que Fred passera la semaine dans le même resort que lui.

Pendant que Benjamin et Fred retiennent leur souffle, les gens débarquent de plus en plus nombreux au complexe, le désarroi dans les yeux.

Publicité

Les agents de sécurité en ont plein les bras avec les voyageuses et voyageurs angoissés.

« Heille, pas de photo! », me chicane non pas un, mais deux d’entre eux quand je sors mon cellulaire pour immortaliser tout ça.

Je capte néanmoins facilement les bribes de l’insatisfaction ambiante en arpentant les lieux. La grogne est généralisée, mais les gens n’ont pas le choix de prendre leur mal en patience.

Plusieurs ont traîné leur chaise de camping, des livres et leur ordinateur portable pour travailler, d’autres font la sieste, étendu.e.s par terre.

Une agente de sécurité me désigne la file d’urgence pour ceux et celles qui partent d’ici 24 h, et une autre plus loin pour les départs prévus à plus long terme.

Dans la première, je croise deux Montréalais désemparés, qui ne savent pas s’ils pourront partir ce dimanche en Arabie Saoudite voir de la famille. « Ça fait deux fois qu’on vient. La dernière, on nous a dit de revenir avec nos billets d’avion, mais là, la fille nous a dit que c’était complet pour aujourd’hui », s’inquiète un des deux jeunes hommes, à bout de patience.

Publicité

Dans l’autre file un peu plus loin, Evelyne a peu d’espoir de renouveler aujourd’hui le passeport de ses enfants pour un voyage à Punta Cana prévu en août. « Par la poste, ça prend trois à six mois. Les gardiens ne savent pas trop où m’envoyer. Au pire, je vais devoir prendre rendez-vous et venir avec une preuve le jour même, c’est moyen bien fait, mettons… », affirme Évelyne, polie. Sans nouvelles à la maison ou en ligne, elle a décidé de se présenter sur place pour obtenir l’heure juste.

Evelyne se croise les doigts pour son voyage en août.
Evelyne se croise les doigts pour son voyage en août.
Publicité

Mais bon, l’histoire a beau donner des sueurs froides, elle se termine bien dans la plupart des cas, à la dernière minute. (Fred m’a par contre écrit vendredi soir à 22 h 45 pour me dire qu’il n’avait toujours pas reçu son passeport pour son vol prévu le lendemain matin.)

Pour se consoler ou insuffler un brin d’espoir, il fallait voir le visage soulagé d’Asma, tenant victorieusement entre ses mains les passeports de ses enfants comme si c’était la coupe Stanley. C’était minuit moins une pour elle, puisque son fils s’envolait le jour même vers les États-Unis rejoindre de la famille. « Hier, c’était encore pire, il y avait plus de monde et des gens couchés partout. Il me reste encore deux autres passeports à renouveler pour un voyage au Sénégal plus tard cet été… », ajoute Asma, qui n’est toujours pas au bout de ses peines.

Et si votre passeport est échu et que vous n’avez encore amorcé aucune démarche, je vous recommande vivement d’aller polluer la Gaspésie un été de plus.

Publicité

Sinon préparez-vous mentalement à vivre la pire expérience bureaucratique de votre vie – le prix à payer pour s’étendre sur une plage ou visiter le Portugal (comme tout le monde) cette année.

Les voyages ne forment pas juste la jeunesse, ils forment la patience aussi.