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Je les ai laissés partir. Sans moi.
Il est sept heures, un samedi matin de juillet.
Je suis seule au milieu de la maison vide.
Le temps est gris.
Ailleurs, tout le monde dort.
Dans ma tête, les questions prolifèrent en métastases.
Les “vacances” à la mer.
Chaque année depuis la naissance de mon fils, nous allons en famille passer quelques jours à la mer.
Chaque année, ça me rend malade.
Ce qui me rend malade : pas le mal des transports, pas la mer ni le soleil, pas les odeurs de fritures sales sur le boardwalk, pas la pollution criarde des magasins cheap. Juste voyager. Dès que je m’éloigne de la maison, je suis comme un poisson sorti de son bocal; j’étouffe, j’ai l’impression de mourir par en dedans.
Ce n’est pas facile de dire qu’on est incapable de voyager, à une époque où le voyage est devenu l’aune à laquelle se mesure la réussite d’une vie. Dire : “je ne suis pas capable de voyager”, ce n’est pas comme dire : “je n’aime pas voyager”. Ce n’est pas un choix ou une posture de contestation sociale. C’est une tare, une déficience. Le petit bout qui manque pour être comme tout le monde.
Je n’ai pas toujours été comme ça. Toute petite, j’adorais prendre l’avion.
Adolescente, je vivais dans un perpétuel état d’insouciance, toujours prête à embarquer dans une nouvelle aventure.
Maudit que c’était l’fun.
Et puis j’ai commencé à manquer d’air dans le métro en me rendant au cégep.
À paniquer dans mes cours, quand la porte était fermée.
Au restaurant, après avoir commandé.
Au théâtre, au milieu d’une rangée.
En auto, dans le trafic.
Dans les foules.
Avec mes amis.
Finie l’insouciance. Seulement la peur, partout, tout le temps. La peur pour rien, la peur qui tourne à vide. La peur qui sape toute le fun. La peur qui te donne juste envie de courir te cacher dans ton lit.
Je suis restée enfermée dans mon sous-sol pendant cinq ans. J’ai ragé, détesté et pleuré chaque minute de cette réclusion forcée en me demandant pourquoi ça m’arrivait à moi, pourquoi je n’arrivais pas à être meilleure, plus forte que la peur.
Vingt-cinq ans plus tard.
J’ai pris beaucoup de temps à trouver le chemin pour revenir dans le monde. Un pas en avant, deux pas en arrière. Une marche faite d’évitement, de mensonges, de demi-vérités, de compromis et de renoncements. Il y a quelques amitiés qui n’ont pas survécu à toutes ces complications. Une couple de jobs, aussi.
Aujourd’hui, vingt-cinq ans après ma première attaque de panique, je peux dire que je suis presque fonctionnelle. J’ai un travail, beaucoup de responsabilités, un bureau à l’extérieur de chez moi, je dirige des réunions dans des locaux avec la porte fermée, je vais au théâtre (je continue quand même à préférer les bouts de rangée), je mange au resto, je conduis mon auto et j’ai une vie sociale pas trop mal. J’ai même réussi à fabriquer un petit garçon. Et tout ça, j’y suis arrivée toute seule, à force d’acharnement et sans médicaments. Y’a quand même de quoi être fière.
Les voyages, c’est la partie qui m’échappe, le restant de peur qui ne veut pas me lâcher. Aujourd’hui, à 40 ans passés, je me rends compte que ce petit bout qui manque définit tout ce que je suis. Malgré mes réussites et mes accomplissements, je reste toujours la perdante, la fille qui ne voyage pas. Récemment, une de mes amies, avec qui j’avais, pour la 12e année consécutive, ma discussion déprimante sur les vacances d’été, m’a dit ceci :
“So what, tu voyages pas! C’est un détail dans une vie! Si t’étais allergique aux arachides, est-ce que tu serais tout le temps là, à te rendre malade, avec ton Épipen piquée dans la cuisse, à te dire : il faut que j’en mange, pour être comme tout le monde?”
Je suis rentrée chez moi ce soir-là et j’ai dit à mon chum que je ne voulais plus me faire violence. Que je n’irais pas à la mer cette année. Il a compris. Nous avons décidé qu’ils iraient seulement tous les deux, notre fils et lui.
Sur le coup, ça m’a soulagée. Je me trouvais bonne de me respecter, enfin. Pendant qu’ils ont fait leurs bagages, je n’ai pas bronché. J’étais certaine que j’avais pris la bonne décision. Je me réjouissais de ces premières vacances sans stress. Je me faisais des plans, j’avais hâte.
Le moment du départ.
Le grondement de l’auto a disparu dans le silence. Un courant d’air a traversé la maison vide, passant à travers moi aussi. C’est là que j’ai senti venir le ressac.
En ce moment, je ne suis plus certaine de rien.
Est-ce que je me respecte vraiment ou si je ne fais que baisser les bras devant ma peur?
Est-ce qu’en refusant de participer à ce rituel familial, je viens de briser un lien important avec mon chum et mon fils?
Est-ce que je viens d’abandonner ma famille?
Est-ce que je m’abandonne moi-même?
Est-ce que je suis une mauvaise blonde, une mauvaise mère?
Est-ce que j’arriverai, moi aussi un jour, à voyager comme tout le monde?
Ou est-ce que j’arriverai simplement à accepter d’être moi?
Il est 10 h.
On est encore samedi.
Je n’ai pas de réponses à mes questions.
Tout ce que je sais, c’est que j’ai trois jours devant moi. Toute seule.
Le temps s’est éclairci.
Il va faire beau finalement.
Paule, invitée des RoseMomz.
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Pour lire un autre texte d’un(e) invité(e) des RoseMomz :“Noël? No Hell!”
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