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Salles d’urgence: les histoires d’horreur
L’urgence de l’hôpital Pierre-Le Gardeur de Terrebonne, dans Lanaudière, affiche le pire taux d’occupation au Québec (208 % au moment d’écrire ces lignes).
La salle d’attente est bondée, ça tousse, des bébés pleurent et des gens sont étendus sur des banquettes devant les grandes fenêtres. Il y a aussi une salle attenante vitrée, pour les patient.e.s qui ont des symptômes plus contagieux. Un agent de sécurité quadrille les lieux, aux aguets, exhortant à l’occasion les délinquant.e.s à remonter leur masque. Près du poste de triage, des paramédics poussent à intervalle régulier des civières à l’intérieur du centre hospitalier congestionné.
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En catimini (je suis incognito et les journalistes sont pas vraiment les bienvenues dans les urgences), je tends mon téléphone cellulaire à une jeune femme enroulée dans une couverture près de moi, en l’invitant du menton à lire le message laissé à son attention sur mon bloc-notes.
« Je suis journaliste chez URBANIA et je fais un reportage sur la crise qui sévit actuellement dans les urgences. Possible de me raconter votre expérience ici? »
Laurianne, la jeune femme en question, ne se fait pas prier, pianotant frénétiquement sur mon cellulaire.
«Je suis enceinte de sept, huit semaines et j’ai des saignements depuis trois jours et une très grosse douleur dans le bas du ventre. Je suis ici depuis maintenant plus de 19 heures et tout ce qu’ils m’ont fait, c’est une prise de sang. J’attends depuis… »
Elle me tend mon iPhone en affichant une moue résignée, avant de se recroqueviller à nouveau sur sa banquette, condamnée à prendre son mal en patience.
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Ce témoignage figure parmi les nombreux recueillis dans les urgences de trois hôpitaux visités ces derniers jours, affichant tous des taux d’occupation alarmants, à l’instar de pratiquement partout au Québec. La situation est telle – particulièrement dans la grande région de Montréal – que le ministre de la Santé Christian Dubé vient d’annoncer trois mesures pour tenter d’atténuer la crise, dont un meilleur accès aux services via la ligne téléphonique 811, la création de deux cliniques de superinfirmières et 1700 places en CHSLD ou ailleurs dans le réseau pour héberger des patient.e.s qui n’ont plus besoin de soins dits actifs.
Une cellule de crise regroupant une équipe multidisciplinaire d’une vingtaine de spécialistes a aussi été mobilisée pour s’attaquer aux enjeux complexes et coordonner le plan d’action.
Celui-ci a été bien reçu dans l’ensemble, malgré un certain cynisme de déjà vu et quelques réserves des médecins omnipraticien.ne.s redoutant un afflux de nouveaux patients et patientes vers les groupes de médecine familiale, qui en ont déjà plein les bras.
Fin du contexte.
24 h à l’urgence à 73 ans
Sur le plan personnel, j’ai été à même de témoigner du bordel ambiant tout récemment, lorsque mon père de 73 ans a passé 24 heures à l’urgence de l’hôpital Maisonneuve-Rosemont après une chute.
Une histoire banale teintée de frustration et d’impuissance, dont le récit sur ma page Facebook m’a valu une kyrielle de témoignages du même acabit.
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Comme Nicolas, qui s’est tourné vers le privé pour éviter d’attendre 19 heures pour soigner une plaie ouverte sur le genou de sa fille.
Comme Sandra, qui a passé une nuit blanche à Sainte-Justine à dormir sur le plancher froid avec son fils (en plus de voler une jaquette pour se réchauffer).
Comme Caro, qui se fait dire qu’elle devra passer la nuit sur une civière (sans couverture aussi) après une réaction allergique à un antibiotique.
Etc., etc.
Mon père s’en est sorti avec deux fractures et une grosse fatigue. D’autres vivent pire, bien entendu. Au moins, son histoire a permis à plusieurs de ventiler la leur.
Si une simple publication sur Facebook génère autant d’histoires cauchemardesques, je me suis demandé à quoi diable ressemblent nos urgences, à l’heure où son état chaotique trône au sommet des manchettes.
Pour le savoir, pas le choix d’aller voir.
Redirigée vers le pharmacien après six heures
« Message important : en raison du fort achalandage, nos services d’urgence sont réservés aux personnes qui sont gravement malades ou blessées », peut-on lire sur une immense pancarte à l’entrée de l’hôpital Pierre-Boucher à Longueuil, dont le taux d’occupation de l’urgence dépasse 100 % (tous les lits sont occupés et une vingtaine de séjours dépassent les 24 heures).
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« C’est pour visiter quelqu’un? », demande une agente de sécurité à l’entrée en me tendant un masque.
« Non, pour l’urgence. »
Elle m’oriente au premier étage, où je dois suivre des ronds rouges sur le sol.
Alors que j’approche de ma destination, les cris de douleur d’une dame sur une civière me saisissent. La patiente raconte aux paramédics à ses côtés qu’elle souffre d’une pierre aux reins. « J’ai accouché trois fois et ça faisait moins mal que ça », se lamente-t-elle.
Un autre agent de sécurité me bloque le chemin vers l’urgence, avant de me tendre un coupon et de m’inviter à patienter sur une chaise. « Sortez votre carte d’assurance maladie et enlevez votre manteau pour que ça aille plus vite », indique-t-il.
Je relève la tête lorsqu’une infirmière prononce mon numéro. Elle veut savoir ce qui m’amène. J’improvise un diagnostic bidon : respiration saccadée depuis ce matin… Non, je n’ai aucun dossier ici.
L’infirmière bienveillante me guide ensuite vers le guichet de l’inscription, où une autre employée consigne quelques infos (adresse, personne-ressource, etc.) dans son ordinateur.
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On me donne finalement un bracelet jaune en attendant un triage plus approfondi auprès d’une infirmière. D’ici, on m’oriente vers une section de la salle d’attente correspondant à ma couleur.
La salle est pleine, découpée en petits enclos vitrés.
Je m’installe dans le fond, au son des pleurs d’enfants. Un film de série B passe à la télévision accrochée dans un coin de la salle, mais personne n’y porte attention.
Les gens scrutent en revanche cet autre écran où sont affichés les numéros des patient.e.s à venir. « Ça fait cinq jours qu’elle ne dort pas ni ne mange. Elle a les gencives enflées et ça saigne. Je ne sais pas ce qu’elle a », résume ma voisine Maguette au sujet de son bébé Leila, qui marche à peine.
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Ça fait déjà quelques heures que la mère et la fille sont ici, sans être passées au triage approfondi. Avec tout ce qu’on entend dans les nouvelles, Maguette ne cache pas son pessimisme. « C’est pas drôle », soupire-t-elle, pendant que Leila pleure devant le petit cubicule, l’air de se demander ce qui se passe. Je tente de lui changer les idées avec mon célèbre caché/coucou lorsque la civière de la dame avec une pierre au rein passe dans le couloir au son de ses souffrances.
Une employée vient ensuite chercher Maguette et son poupon pour le triage. « On vous a appelée, vous n’avez pas entendu peut-être. »
À la défense de ma voisine, la voix de l’intercom est souvent enterrée par d’intenses quintes de toux et autres sons ambiants d’une salle d’attente remplie de malades.
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Une jeune femme entre à son tour dans la salle, le corps plié en deux, en se tenant le ventre à deux mains. Un homme la talonne, la guidant sur une chaise derrière moi. Elle semble souffrir le martyr, si bien qu’elle va s’étendre dans le couloir contre le mur, le visage écarlate.
Un agent de sécurité déboule aussitôt. « C’est plate à dire, mais vous ne pouvez pas rester là », se désole-t-il.
À cause de la présence de la sécurité, pas évident non plus de récolter des témoignages sans attirer l’attention. Surtout que je dois faire vite et partir avant d’être appelé au triage pour ne pas prendre la place d’une personne qui a réellement besoin de soins.
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En sortant après avoir brièvement échangé avec une dame fiévreuse en attente depuis six heures pour voir un médecin pour une douleur aiguë au foie, je recroise Maguette et son bébé au rez-de-chaussée. « On nous a dit de revenir demain matin, il y a trop de monde aujourd’hui. On m’a suggéré d’aller voir le pharmacien d’ici là », soupire la patiente résignée, qui n’en sait pas plus sur ce qui afflige son bébé.
Dans le néant 14 heures plus tard
Comme je le mentionnais au début de ce reportage, l’urgence de l’hôpital Pierre-Le Gardeur à Terrebonne affiche le taux d’occupation le plus sombre, avec ses civières à pleine capacité, sur lesquelles certaines personnes sont échouées depuis 24, voire 48 heures
L’accès à la salle d’attente est facile : nul besoin de se soumettre à un triage sommaire et une ouverture de dossier pour y accéder.
Je m’installe donc dans la salle bondée et un peu plus spacieuse qu’à Pierre-Boucher, avec ses fauteuils coussinés.
Un agent de sécurité aux aguets multiplie les rondes, ce qui complique ma quête de témoignages.
C’est là que j’ai l’idée de faire circuler mon cellulaire en invitant les gens intéressés à me partager par écrit leur expérience. Personne ne se fait prier pour ventiler sa mésaventure hospitalière.
À commencer par cette petite famille qui s’est improvisé un campement de fortune sur les banquettes.
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Pendant que je fais semblant de lire le livre que je transporte, le papa se défoule sur mon cellulaire. « La petite est arrivée hier soir à 21 h avec des difficultés respiratoires. Comme son cœur battait trop vite, ils ont décidé de nous garder pour la nuit. Quatorze heures plus tard, on attend le feu vert du médecin pour quitter et on est encore dans le néant! », dénonce le gaillard, en flattant les cheveux de sa cocotte de six ans en pyjama, qui ne semble pas en mener large.
La maman se réveille, s’étire et s’approche de moi pour renchérir en chuchotant. « On est dans le flou. La petite a fait un délirium ou quelque chose du genre, ils ne savent pas. On doit dormir ici, mais personne ne nous donne de nouvelles. Ça a l’air grave, mais on nous laisse poireauter! », peste-t-elle, les traits fatigués.
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Une impuissance partagée par Laurianne, la jeune femme présentée au début de cet article, dans le noir total depuis près de 20 heures. « La dernière fois qu’on m’a dit qu’on me prendrait bientôt en charge, c’est à 2 h du matin, alors j’ai un peu perdu espoir. Tout ce qu’ils me donnent, c’est des Tylenol pour pouvoir continuer à endurer », soupire la future mère de 22 ans.
Dans le couloir, une autre maman traîne un chariot pour occuper son fils de quatre ans qui tousse sans arrêt. Elle non plus ne se fait pas prier pour prendre mon cellulaire. « Voici le topo : mon garçon de quatre ans est à son quatrième jour de fièvre et ne souhaite plus boire ni manger depuis deux jours. Après 17 heures d’attente, nous attendons encore les résultats de tests pour trouver d’où provient cette fièvre », raconte la maman inquiète, qui n’en veut cependant pas au personnel de l’hôpital. « Les gens sont d’une gentillesse immense et sont sensibles à notre situation. Ils sont simplement débordés », observe-t-elle, mentionnant que plus de 12 ambulances se sont présentées à l’urgence la nuit dernière.
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Je change de place dans la salle d’attente, même si je n’ai pas besoin d’une stratégie exhaustive pour m’enfarger dans des histoires pathétiques.
Le gars de la sécurité vient avertir mon nouveau voisin de remettre son masque. Je tends ensuite à ce dernier mon cellulaire et mon invitation à se répandre.
« J’attends depuis trois heures de passer au triage. C’est la deuxième fois que je viens ici pour des enzymes hépatiques au foie et un pancréas qui ne fonctionne plus », résume Maxime, ajoutant à voix haute trouver dommage de devoir attendre à l’urgence pour des choses aussi graves alors que des gens se présentent pour des peccadilles comme des échardes.
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Son commentaire irrite mon autre voisin, qui intervient. « M’a t’en montrer une écharde, moé », s’offusque-t-il, le visage tordu de douleur, en exhibant une plaie nécrosée sur sa main, justement causée par une écharde qui s’est infectée.
Maxime reprend son récit, soulignant son exaspération à devoir recommencer le processus à zéro auprès de l’hôpital. « L’infirmière au triage ne retrouve pas mon dossier, j’ai dû tout réexpliquer mon cas. Vu que j’ai dit que la douleur était à sept (sur dix), on ne s’occupe pas de moi. J’aurais dû dire 15… », peste Maxime, qui a récemment passé la nuit sur une civière dans le couloir, « avec les lumières allumées toute la nuit ».
Lui aussi se montre néanmoins empathique envers le personnel. « J’ai plusieurs amis qui travaillent ici et qui sont exaspérés. Le service s’est dégradé depuis les derniers mois, mais on leur demande l’impossible », reconnaît-il.
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Comme je m’apprête à partir, la maman de la fillette de six ans en pyjama vient me voir après être allée demander un suivi au triage.
La colère se mêle à la fatigue sur son visage. « L’infirmière a vu que ma fille faisait du “tirage” (troubles respiratoires) et a modifié son code de priorité de quatre à deux (moins à très urgent). Si j’étais pas allée la voir, on n’aurait su ça comment? Elle aurait pu mourir?! », s’insurge-t-elle, avec raison.
Je quitte l’urgence en croisant Lauriane en train de brancher son cell dans le mur, bien consciente qu’elle n’est pas sortie du bois.
« On doit recommencer all over again »
Je termine ma tournée à l’hôpital Maisonneuve-Rosemont, où mon père a vécu son expérience cauchemardesque la semaine dernière.
Sur la route, je suis coincé presque 45 minutes dans le trafic menant au tunnel Louis-Hippolyte-La-Fontaine, dont les travaux majeurs jouent du coude avec les urgences saturées dans les manchettes.
À la radio, le ministre de la Santé Christian Dubé décortique une énième fois son plan d’action, cette fois au micro d’Alec Castonguay.
« La moitié des cas ne devraient pas être aux urgences. Avec le 811, on veut être capable d’orienter vers un rendez-vous ailleurs », martèle notamment le ministre, optimiste.
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La température est printanière et plusieurs patient.e.s en fauteuils roulants fument devant l’entrée de l’hôpital, boulevard de l’Assomption.
L’établissement bondé donne l’impression d’entrer dans une fourmilière.
On suit les indications jusqu’à l’urgence au premier étage, pour aboutir dans une salle découpée en cubicules plastifiés, flanquée d’une annexe pour les cas contagieux.
La voix dans l’intercom appelle le numéro 96.
Un gars dans la salle s’impatiente aussitôt. « Il est parti, le 96, esti! »
Même si le silence règne, sauf pour les quintes de toux et l’intercom, on sent une tension dans la salle. Au sein du personnel aussi, qui semble à bout. « Il n’avait juste pas d’affaires à me parler de même! », plaide une infirmière dans un coin, réconfortée par une collègue.
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Un couple extrêmement âgé, dont la dame se déplace de peine et de misère derrière une marchette, entre dans la salle. La scène fait pitié à voir.
Au loin, une civière franchit les portes coulissantes de l’urgence, où le taux d’occupation frôle les 120 % aujourd’hui.
Je tends mon cellulaire à ma voisine de la salle d’attente, où je me faufile discrètement. « Je me suis présentée ce matin, car j’ai des douleurs dans la région ombilicale et à l’estomac depuis le début de la semaine. Après quatre heures, j’attends encore pour voir l’infirmière au triage pour recevoir un numéro et un classement. Lorsque je vais m’informer, on me dit de retourner m’asseoir », tape-t-elle sur mon cellulaire, amorphe.
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Sur une échelle de zéro à dix, elle évalue sa douleur à huit. « C’est stressant parce que mon père est mort dans ce même hôpital et souffrait de douleurs semblables… », précise-t-elle.
À l’autre extrémité de la salle, une petite fille se tortille d’inconfort, couchée sur son père qui parle au téléphone depuis mon arrivée.
Un autre couple se dégourdit les jambes dans la salle. « Ça fait huit heures qu’on attend le résultat d’un test sanguin pour voir le médecin. C’était pareil il y a deux semaines, mais on doit quand même recommencer all over again », déprime l’homme, qui ne s’attendait pas à sacrifier une journée ici.
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En quittant les lieux, je croise une dame âgée allongée seule sur une civière. Elle raconte être hospitalisée depuis 24 heures. « J’ai pu retourner chez moi juste nourrir mon petit pitou avant de revenir », souligne-t-elle d’une voix chevrotante.
En rentrant chez moi, un constat s’impose : si j’ai pu amasser autant d’histoires d’horreur en quelques jours, ça me glace le sang d’imaginer ce que je pourrais faire en tendant mon cellulaire durant des semaines dans tous les hôpitaux de la province.