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Une chance sur dix mille. Et il fallait que ça tombe sur nous. Comme si le Créateur ne s’était pas déjà assez amusé en divisant le fruit de la fécondation parentale, il fallut qu’Il nous dessine rousses.
Notre mère, persuadée d’accoucher de garçons (deux paires de testicules ayant été clairement distinguées sur l’échographie fort approximative de l’époque), eut donc la double surprise d’accoucher de deux filles, rousses comme la lune quand elle se lève dans toute sa rondeur.
Elle n’en fit pas un drame. Elle savait bien que nous n’étions ni chez les Yoribas du Nigéria qui, traditionnellement, tuaient les jumeaux naissants perçus comme une malédiction, ni dans la France du Moyen Âge qui nous aurait poursuivies pour hérésie capillaire. Nous étions à Boulogne-sur-Mer, paisible bourgade du nord de la France, en 1980, et tout irait bien.
Il est vrai que les cinq premières années de notre existence se déroulèrent sans entrave. Nous formions un cocon roux, autonome, échangeant avec le monde extérieur seulement en cas d’urgence. Les matantes s’exclamaient dans la rue de voir nos deux tignasses irradier la double poussette. Mais, bien sûr, nous trouvions cela tout à fait normal. Les matantes s’exclament toujours devant les poussettes, même un nourrisson comprend ça.
C’est à l’école primaire que les choses commencèrent sérieusement à se gâter. Peu à peu, l’évidence s’imposa. Nous n’étions pas tout à fait comme nos petits camarades. Premièrement, parce qu’ils ne nous considéraient pas vraiment comme des êtres distincts, deuxièmement parce qu’ils ne nous considéraient pas vraiment tout court. Nous étions, et resterions pour les sept prochaines années, « les jumelles rousses », ce phénomène bizarre qui fréquente la petite école du village. Il faut ici préciser que ma mère avait eu la brillante idée de nous habiller de façon rigoureusement identique. Elle était ainsi le seul humain sur terre capable de nous reconnaître. Notre géniteur lui-même tombait fréquemment dans le panneau.
Quand, au début de l’école secondaire, nos copines commencèrent à fréquenter des garçons, notre mère trouva nécessaire de nous rappeler que nous étions belles, et que nous trouverions bien, tôt ou tard, des garçons assez intelligents pour apprécier toutes nos différences. À ce moment-là, l’intelligence des garçons semblait plutôt relever de l’oxymore tant ils pouvaient être bêtes et méchants avec notre double rouquinerie. Les « poils de carotte », « rouquemoute », « sale thon » et « casse-toi tu pues » fusaient alors de toute part. Je me rappelle même avoir haï ma sœur pour ce reflet de moi-même qu’elle me renvoyait constamment et que j’avais, alors, bien du mal à apprécier.
Je ne sais pas si cela coïncide avec le développement de notre poitrine ou d’un embryon de confiance personnelle mais, vers le milieu du secondaire, la gente masculine commença progressivement à s’intéresser à nous. Et je dis « nous » car ma sœur et moi avions alors souvent droit à: « J’aimerais ça sortir avec l’une de vous, mais je ne sais pas laquelle des deux. » J’avoue avoir déjà clairement profité de la situation. Une fois où ma frangine avait été plus rapide que moi pour sauter au cou du jeune homme qu’elle ne garda que quelques semaines à ses côtés, j’ai eu le cran et le manque d’ambition d’aller lui proposer de prendre le relai, ce qu’il accepta sans rechigner. Ma jumelle ne me l’a toujours pas pardonné. Ni cette autre fois où, pas sûre de l’intégrité de sa nouvelle fréquentation, elle me demanda de me pointer à un rendez-vous galant à sa place. J’ai passé tout l’après-midi avec son amoureux qui ne remarqua à aucun moment le subterfuge. Elle le largua sur le champ.
Comme le temps fait bien les choses et que tout ce qui ne tue pas rend plus fort, nous avons donc fini par nous réconcilier avec notre double différence et appris à en jouer. Nous avons aussi compris que notre maman avait raison et finalement trouvé des amoureux capables de nous distinguer et d’apprécier notre rousseur. Bien que six mille kilomètres nous séparent à présent, nous mettons un point d’honneur à nous voir le plus souvent possible. Nous prenons alors le temps de flâner toutes les deux dans les rues de Berlin ou Montréal, toute crinière dehors, sans jamais nous lasser de la surprise que provoque chez les passants notre improbable existence.
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