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« ROJEK » : plongeon dans l’État islamique
« Il faisait plus de 40 degrés, un journaliste venait tout juste d’être kidnappé, il y avait des attentats à la bombe près de notre hôtel », se souvient la réalisatrice qui présente son documentaire aux Rencontres internationales du documentaire de Montréal (RIDM). « Raqqa, en 2019, venait juste d’être reprise. Tout était détruit. Nous avions une fenêtre de quinze minutes par lieu de tournage pour ne pas être une cible facile. Nous prenions nos précautions, comme un garde du corps et une voiture blindée, mais on ne pouvait pas tout prévoir. »
C’est dans un café bondé de la rue Masson à Montréal que je rencontre la cinéaste Zaynê Akyol. À quelques reprises durant notre entretien, je croiserai avec un certain amusement le regard intrigué de nos voisins de table.
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Alors qu’un premier duvet blanc couvre la métropole, la Montréalaise d’origine kurde a accepté de partager avec nous les coulisses de son deuxième documentaire, ROJEK, un film aussi dur que magnifique.
Si son premier documentaire Gulîstan, terre de roses (2016), révélation en festivals, traite des femmes révolutionnaires du PKK au front contre l’État islamique, son second braque cette fois-ci la caméra sur l’ennemi, les adhérent.e.s au califat défait, maintenant prisonniers et prisonnières du régime militaire kurde.
ROJEK, « un jour » en langue kurde, est l’aboutissement d’une entreprise qui s’est échelonnée sur six ans, dont le tournage, d’une durée de cinq mois, aura rencontré des conditions parfois périlleuses.
Alors que le documentaire s’orchestrait initialement autour d’une cheffe militaire kurde, la réalisatrice a eu accès, à force de négociations, à l’intérieur d’une prison du Rojava, le Kurdistan syrien. Une entrée extraordinaire à l’un des lieux les plus difficiles d’accès de la région. Elle y rencontrera près d’une centaine de détenu.e.s. Sa caméra en filmera la moitié.
S’entrecroisent ainsi les récits personnels d’un idéal fanatique déchu. Le début, l’apogée et la chute de l’État islamique. L’arc narratif du documentaire recoupe celui de ses personnages en une plongée sans filtre dans le fondamentalisme djihadiste. Aux détours, les raffineries illégales, les ruines, les cellules dormantes, les forces au pouvoir, mais aussi la vie qui tente de reprendre son souffle.
Les témoignages cadrés en plans intimistes très rapprochés juxtaposent des paysages impressionnistes gorgés de symbolisme. Plusieurs images à couper le souffle, captées à l’aide d’un drone, ont retenu mon attention. Curieux de savoir comment il est possible d’utiliser ces outils dans cette partie du monde, Zaynê Akyol raconte l’anecdote suivante :
« L’Irak et la Syrie sont des zones d’exclusion aérienne. Aucun appareil n’est autorisé à voler. Ton drone ne décolle même pas du sol. On s’est dit : “Si l’État islamique a réussi à débloquer ses drones, nous aussi, on peut le faire!” Nous étions au Kurdistan irakien et nous avons trouvé un magasin de caméra dans la rue. Nous avons expliqué notre situation au commerçant. Il nous a répondu : ”Laissez-moi deux jours et 500 dollars américains.” Un homme est ensuite arrivé et est parti sans rien dire. C’était peut-être la dernière fois qu’on le voyait. Finalement, il est revenu avec le drone débloqué et tout fonctionnait! »
Elle précise que l’équipe avait néanmoins besoin de l’autorisation des forces kurdes et américaines pour faire tourner les hélices.
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En dépit de la diabolisation auxquels ils font face dans l’imaginaire occidental, les anciens membres de Daech sont portraiturés avec humanisme, sans proscrire le charisme qui les habite. Lorsque je lui demande si un ou une intervenant.e l’a marquée plus profondément, la documentariste est sans équivoque.
« La dame qui s’exprime en français. Une avocate de profession. Avant de rejoindre la Syrie, elle a suivi les talibans en Afghanistan, habitée avec Oussama Ben Laden, l’a suivi jusqu’au Pakistan. Son mari a participé à un attentat meurtrier contre des ambassadeurs en Arabie Saoudite. »
Son témoignage est, en effet, réellement déstabilisant.
« Elle était la femme la plus haute gradée de l’État islamique, ajoute la réalisatrice. Elle était traductrice dans les services secrets, enseignait des cours religieux en plus d’être à la tête d’une brigade de femmes policières. Elle était enfermée toute seule en prison et son discours demeurait très séduisant, si bien que c’était presque facile de se laisser guider par sa pensée. Nous avons passé une semaine avec elle, fascinée par ses histoires. »
« C’était aussi l’une des plus convaincues, poursuit-elle. Elle voulait mourir en martyre et demeurait très vaniteuse de son parcours. Elle proclamait être la dernière personne à être sortie de la dernière grotte de l’État islamique. C’est assez étrange d’écouter quelqu’un se vanter autant de ce que l’on condamne. »
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À ce sujet, Zaynê Akyol mentionne qu’elle voyait, par exemple, des journalistes entrer dans les camps et faire le procès des condamné.e.s. La vidéaste a plutôt opté pour une approche d’ouverture. « Le seul fait d’être à leur écoute et de leur donner la parole, c’est déjà beaucoup. Ça reflète, je crois, un amour sincère pour l’humanité. »
Une confrontation toutefois difficile pour la cinéaste, car elle a pris une ampleur plus personnelle qu’envisagé : « Presque toutes les femmes de mon premier film ont été tuées dans les affrontements des dernières années. Je savais où elles étaient tombées. Dans quelles villes, lors de quels combats. Alors quand je réalisais que le prisonnier devant moi avait combattu dans la même région, je ne pouvais m’empêcher de m’imaginer qu’il avait peut-être tué telle ou telle protagoniste de Gulîstan, terre de roses. »
Absolument renversant de concevoir que les personnages de son second film sont peut-être responsables de la mort des protagonistes de son premier effort.
Une position qui aurait pu l’amener à être plus offensive, mais c’est ici qu’elle fait le choix de la sobriété, parlant à voix basse, rarement dans la confrontation. « J’ai vraiment essayé de les comprendre. Parce que pour moi, c’était impossible à expliquer, et je n’arrive toujours pas à comprendre comment ils en sont arrivés à ça. La plupart sont encore très fiers de leur participation. Les frontières du bien et du mal sont toujours aussi floues. »
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ROJEK révèle avec finesse les fissures d’une humanité dans son expression partisane la plus inquiétante. Son montage, extrêmement bien ficelé, a nécessité neuf mois de travail, un processus ayant mené à une première version de près de quatre heures, soit le double de celle présentée en salle ce week-end.
Si la guerre contre l’État islamique est peut-être terminée dans le Rojava, la cicatrice de son passage, elle, brûle encore.
Il fallait du courage pour oser s’y frotter.
Le film prend l’affiche vendredi le 20 janvier 2023 au Cinéma Beaubien à Montréal et au Cinéma Le Clap Ste-Foy Québec.