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Roche, papier, ciseaux

Par
Gaëtan Namouric
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Celles et ceux qui cherchaient dans l’actualité de quoi nourrir leur cynisme sont repus. Les autres avaient rendez-vous sous une tente.

Il a suffi d’un dimanche bof pour se retrouver à l’abri du ciel malade. Une tente immense tendue au milieu des junkies à l’angle Ste-Catherine et Clark, comme si l’on n’avait pas trouvé d’endroit assez beau et assez vide pour loger les artistes contemporains qui exposaient à Papier14.

Je ne pouvais pas m’empêcher de penser aux ingénieurs, cordés autour du projet des nouveaux wagons de métro de la STM. J’imagine une réunion dans un bel endroit. Un restaurant bien choisi, le hall d’un musée, une salle de réunion fastueuse au premier étage de la mairie. On choisit un soir tranquille — un mardi ou un mercredi. On rassemble les esprits les plus savants de la ville. La lumière est bien réglée, entre tamisée et un peu sombre. On demande le silence.
Chacun est venu avec son bagage de connaissances, de calculs, de chiffres, d’assurance millimétrée et de considérations budgétaires. On porte généralement des lunettes fines et des habits mal taillés — pas de temps pour ça. On est venu en Volvo, avec un coffre de toit 613 Pulse Alpine. En universitaires évadés de l’école dans le vrai monde, on va parler du lancement du plus gros projet de notre carrière, les wagons Azur.
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On redemande le silence. Chacun termine sa petite bouchée et vide son verre de Cabernet-Sauvignon — un choix peu courageux, mais unanime — avant de le déposer sous sa chaise, pour éviter les dégâts. On se racle la gorge, on va parler.
Après la longue liste des remerciements et partenaires de la soirée, on en vient aux faits, dans un vaseux discours que même les habitués ne sont pas sûrs de comprendre. Les phrases sont toujours faites un peu trop longues, pour laisser l’impression que ce que l’on dit est important. Mais entre soi, on pardonne les phrases mal construites. Chacun les répare dans sa tête. Réparer, on sait faire. Construire? Voyons voir.
Lentement, la lourde poussière de chiffres et d’acronymes retombe et l’assemblée comprend. C’est évident, mais ce n’est pas simple. On s’apprête à remplacer des MR-63 par des voitures trop hautes, et sans doute trop lourdes. Pas de panique. Quand on planifie des projets pareils, on planifie aussi une réponse pour ce genre de situation : « On l’avait planifié ».
On rallume la salle et on récupère son verre. Tiens, un petit refill de Cabernet-Sauvignon — un choix peu courageux, mais au bout du troisième… Avec des rires bruyants et des haleines de saucisses cocktail, on rassure la petite troupe du Maire. Après tout, c’est nous qui avons bâti le pont Champlain! Le viaduc de la Concorde… C’est nous autres, aussi! Celui du boulevard Henri-Bourassa, c’est bibi! Et le tunnel Louis-Hippolyte La Fontaine, c’est qui à votre avis?! Alors, pourquoi ils auraient peur, les gens? Une autre saucisse? Avec plaisir! Ils ne vont quand même pas nous faire chier pour deux cents mètres de tunnel à raboter à la pelleteuse! Un refill? Oui, un dernier alors! Et comment vont les enfants?
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Aujourd’hui ma blonde était en larmes devant le Merle d’Amérique d’André Dubois. Une oeuvre en deux tableaux, placés avec une précision au-delà de l’entendement. Un arrache-coeur découpé dans des magazines et autres matériaux recyclés — pour ne pas gâcher — et complété au fusain et à l’acrylique. Des matières fragiles, un effet solide. Des milliers de bouts de papier. Des milliers de coups de ciseaux. Des milliers de coups de pinceau. Des milliers de coups d’oeil de badauds émus.
Soudain, la pluie s’abattit sur la tente plantée au milieu des putes et des accros au crack venu quêter un lunch à la sortie de Papier14.
Entre les clapotis tristes qui tambourinaient sur la peau de la tente, les rires gras des ingénieurs bien à l’abri, au premier étage de la mairie.
Ah, le génie…
Crédits de l’oeuvre contemporaine : “Les penseurs”, de Léo Namouric
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