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Requiem pour un vieux char
« 1 000 $, c’est probablement plus que ce que vaut ta voiture. »
Je sens l’émotion monter alors qu’on évoque la possibilité de devoir me départir de mon Echo Gold 2000 que je conduis depuis 12 ans maintenant.
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C’est pourtant ce que mon garagiste, John, m’explique à l’issue d’un changement de pneus au cours duquel je lui ai demandé de vérifier vite fait si le son que j’entendais en roulant n’était pas un problème de bearings. Bearings à changer en entier, oui, en plus du radiateur qui fuit et menace de couler dans la transmission, ce qui serait fatal pour ma vieille bagnole.
Bon.
John me regarde avec un certain malaise en me donnant son diagnostic. Il se sait porteur d’une mauvaise nouvelle. Il dit ne pas vouloir influencer ma décision, mais c’est évident que pour lui, ça ne vaut pas la peine de faire ces nouvelles réparations. Sans compter que j’ai dû changer le muffler en entier le mois dernier et que ça m’a coûté un bras. Et qui sait ce qu’il faudra faire encore d’ici la fin de l’année…
Je me convaincs depuis quelque temps qu’entretenir ma vieille voiture demeure plus économique que posséder un véhicule neuf, mais je dois me rendre à l’évidence : je me mens à moi-même.
À l’ère où je devrais me sentir coupable de posséder l’invention qui conduit la planète vers sa mort, je me surprends plutôt à être attachée à cette carcasse rouillée.
Sortir la jeune fille de sa banlieue
Cette voiture, c’est l’héritage de ma grand-mère Hélène, emportée trop rapidement par un cancer en 2011. J’ai des centaines de souvenirs de cette femme qui m’inspirait beaucoup, mais quand, assise derrière, je la voyais manoeuvrer son Echo en écoutant Radio Classique, je ne me doutais pas une seconde que j’aurais un jour les mains sur ce même volant.
Étant à l’époque la seule de ses cinq petits-enfants avec un permis de conduire, c’est chez moi qu’a atterri la petite auto dorée. À peine de kilomètres à son compteur, sa carapace était impeccable et elle sentait encore la même chose que lorsque mes grands-parents l’ont ramenée de chez le concessionnaire : une odeur de gomme balloune qui a depuis longtemps quitté l’habitacle, mais qui m’a rappelé ma grand-mère préférée pendant plusieurs années.
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Comme j’ai grandi sur la Rive-Sud de Montréal, dans une ville particulièrement mal desservie par le transport en commun, c’était pratiquement impératif de posséder une voiture. Surtout lorsqu’on faisait le choix d’étudier sur l’île. J’ai été la première de mes ami.e.s avec ma propre voiture, et pendant un bon moment la seule, ce qui m’aura placée en charge de nombreuses expéditions.
Mais je n’aurais jamais cru que ce bolide aux lève-vitres à manivelle, sans climatisation et aux verrous manuels m’accompagnerait dans autant d’aventures à Toronto, La Tuque, Cape Cod, Wasaga, Shawinigan, Plattsburgh et j’en passe.
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Les chalets de ski, les weekends de vélo, les partys éloignés, les promenades gourmandes, les allers-retours à la piscine où j’ai travaillé tous les étés, les premiers rendez-vous amoureux, et les tout derniers aussi.
Tous ces souvenirs collectés au fil des années à force de faire de la route les fenêtres baissées, les ami.e.s entassé.e.s sur la banquette arrière, le lecteur CD diffusant ma collection limitée d’albums des années 2000; J. Lo, Black Eyed Peas, Good Charlotte et quelques Justin Bieber, aussi.
Les vestiges des étés caniculaires se lisent sur le siège conducteur marqué à vie par l’empreinte de mon fessier, alors que les marques de calcaire impossibles à détacher du tapis trop peu souvent lavé témoignent de ses nombreux hivers.
Ma grand-mère, qui avait toujours très fière allure, ne se réjouirait pas de l’état actuel de sa voiture.
Passeport vers l’autonomie
Au-delà des marques accumulées sur la tôle, il y a une empreinte bien plus importante qui sera laissée sur ma personne. C’est celle de la quête d’autonomie et de liberté qui se répand chez bien des jeunes de 17 ans avares d’émancipation et de rupture avec le nid familial.
Bien que je n’aie pas été l’adolescente révoltée que d’autres ont pu être, posséder ma propre voiture aura été ma façon à moi de devenir la personne indépendante et autonome que je suis aujourd’hui.
De construire mon identité, à la manière d’un exil outremer. Elle m’aura permis d’être maîtresse de mes déplacements et d’avoir l’impression que les limites n’existent pas.
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« Ces moteurs-là, ça peut aller jusqu’à 700 000 kilomètres au compteur, mais c’est le body qui suit pas », me ramène John à la réalité.
Je ne pensais pas m’émouvoir de la sorte devant l’histoire assez banale d’une vieille voiture qui prendra la route de la ferraille sous peu. En l’imaginant déjà à la cour à scrap, je réalise que c’est aussi ma vingtaine qui me quittera avec elle.
Dernier arrêt avant la fin
À quelques mois de franchir le cap des 30 ans, je me sens parfois encore comme à 17 ans; indécise et fragile. Les grands changements m’angoissent profondément. J’ai l’impression d’être à la remorque par rapport à plusieurs de mes ami.e.s qui franchissent déjà d’importantes étapes de vie, tandis que de mon côté, je descends encore la fenêtre de mon char en moulinant.
C’est un adieu difficile pour mon Echo dorée qui n’y arrive plus, mais aussi pour toutes les premières fois, les découvertes que j’ai faites grâce à elle, les rencontres dont elle a été témoin et les souvenirs qui se sont formés au fil des kilomètres avalés, sans jamais s’en plaindre.
J’ose croire que c’est un passage obligé pour tout.e bon.ne banlieusard.e ayant hérité d’une vieille voiture à l’adolescence et que j’ai seulement eu la chance d’étirer la sauce un peu plus que d’autres.
Je ne suis pas encore tout à fait prête à entamer la trentaine et à accueillir tous les changements qu’elle appelle, mais une chose est sûre : j’ai d’ici là un nouveau deuil à faire.