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Requiem pour le Snack N’ Blues

Steve Katinoglow, l’un de ses légendaires propriétaires, vient de nous quitter.

Par
Jean Bourbeau
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Le temps ne fait aucun cadeau. Du trio original de patrons du Snack N’ Blues, Jean-Daniel est décédé d’un cancer foudroyant tandis que Coco, le DJ, est frappé de la maladie d’Alzheimer. Ces dernières années, le mythique bar n’avait plus que Steve.

Steve Katinoglow, la force tranquille. 77 ans. Veste de cuire, cravate bolo et Longueuil rebelle. Un rare sourire qui cachait un grand cœur. Il s’est éteint vendredi dernier, subitement, laissant dans le deuil tous ceux et celles qui ont eu la chance de le côtoyer dans la pénombre de son petit local du boulevard Saint-Laurent.

Crédit : Marilou Lyonnais Archambault
Crédit : Marilou Lyonnais Archambault
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Il reste peu de bars à Montréal comme le Snack N’ Blues, fermé officieusement en 2021 en raison de l’instabilité pandémique. La place était à vendre depuis un bon moment déjà. On sentait Steve fatigué de s’occuper seul de l’établissement. Un poids silencieux sur ses épaules de tough.

C’était un lieu insolite dans le paysage d’un quartier en transformation. Un bar idéal pour une première ou une centième date. C’était un débit de boisson dans son essence la plus pure : intemporel, improbable, délicieusement en équilibre entre un dive pourri et un jazz bar raffiné. On y jouait au billard en enfilant les verres dans l’intimité d’un décor DIY avec ses boîtes de whisky, ses torses de mannequins et ses cadres croches affichant Janis, Sitting Bull ou Charlie Parker.

Et le Snack tenait bien son nom. C’était le seul endroit où tu pouvais t’empiffrer de glosettes, de bretzels, de jujubes, de nachos douteux et de clémentines. Un buffet de confiseries gratuites qui incitaient plusieurs à souper au bar, s’enfilant toute la soirée des poignées de pinottes et de popcorn au caramel. Sans oublier que caché à l’entrée, un verre contenait des cigarettes pour les habitué.e.s mal pris.es. Une offrande légendaire que Steve remplissait religieusement tous les soirs.

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Le trio y a sévi pendant plus de 35 ans. Jean-Daniel, d’origine française, sortait tout droit de l’âge d’or hollywoodien. Affable, toujours tiré à quatre épingles, les cheveux blancs, le teint bronzé et un sourire illuminé par des partielles immaculées. Il avait vécu à Saint-Tropez, Rio, Vegas. Une vie de film avec des histoires pour meubler des nuits entières.

Coco, d’origine malgache, pas plus haut que les tables tournantes avec ses cheveux bouclés comme Miles Davis dans sa période fusion, mixait du Sade et des DVD de Planet Earth. Il s’emparait des bongos et chantait The Sweetest Taboo à tue-tête avec, sur la toile, la projection d’ours polaire dévorant un blanchon, le bar plein ou vide, ça lui importait peu. Un trésor unique en son genre.

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Après le départ forcé de Coco en raison de son état de santé, les DJ du quartier se sont immiscés dans l’horaire de nuit. C’est comme ça que j’ai connu Steve. Il nous permettait une belle liberté musicale, mais quiconque derrière les vieilles Technics (tenues par de gros élastiques) respectait l’aura du bar et son patrimoine singulier. Ma ligne directrice consistait à ce que chaque track soit propice à frencher. Je n’aurais jamais osé jouer Wicked Game à nul autre endroit. Certains morceaux faisaient tout simplement du sens au Snack.

Le triste départ de Steve évoque bel et bien une époque révolue. Le tenancier avait eu une vie rock n’ roll, ayant affronté de nombreuses tempêtes. Il avait commencé à travailler très jeune, sur Crescent, avant de se diriger vers les bars de danseuses, puis être devenu marin pendant un temps. Pudique de nature, il avait humblement décliné mes offres d’entrevue.

Si le bar était un refuge où tout le monde était bienvenu, pour Steve, son chalet en Abitibi était son havre de paix. Il aimait y taquiner le brochet et passer des soirées autour du feu avec ses ami.e.s et sa famille.

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Steve rendait parfois visite à Coco. Il lui faisait jouer ses morceaux préférés et la mémoire de ce dernier revenait doucement. Il souriait.

Je suis passé hier soir devant le bar pour croquer sa façade angulaire toujours éclairée par une ampoule rouge. La porte était étrangement ouverte. L’intérieur, maintenant vide, n’est plus l’ombre de ce qu’il était. La chaise de taverne sur la petite scène où Steve aimait s’asseoir n’est plus. En sortant, le courant d’air a fait un bruit fantomatique.

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À 3 h moins quart, Steve s’approchait des platines, s’emparait du micro et faisait son last call un peu chanté. Une fois les caisses comptées, il offrait des lifts à chaque membre de son équipe. Même s’il habitait Pointe-Saint-Charles, c’était toujours sur son chemin.

Le drapeau du Mile End est aujourd’hui en berne pour honorer Steve Katinoglow et ses acolytes qui ont réussi, pendant des décennies, à donner âme à ce lieu maintenant souvenirs.

Nous faisant cadeau autant de réglisses que de beaux moments.

Repose-toi bien là-haut.