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Rendez-vous manqué avec les commerçants russes de Montréal
Prendre le pouls du paysage russe montréalais. C’est la mission que je me suis donnée. J’ai repéré quelques adresses prisées par la diaspora et construit un itinéraire. Des endroits pour y faire des rencontres et, dans la mesure du possible, échanger sur la nature du conflit actuel. Une initiative qui allait se révéler plus épineuse que prévu.
Mon ambition, était de faire le portrait de ne serait-ce qu’un fragment de cette communauté à l’écart des hostilités. Conscient qu’on ne désarme pas une guerre avec les mots, le seul moyen de triompher sur l’incompréhension demeure l’écoute sans jugement de ses contours.
Mais appartenir à la nation agresseuse d’un affrontement qui enflamme la planète est pour le moins délicat. En effet, plusieurs Montréalais.es russophones dont j’ai fait la connaissance se retrouvent dans une position inédite : dénoncer la violence militaire signifie se rallier du côté ukrainien et conjointement au Canada, leur pays d’adoption, mais inversement, c’est se ranger contre leur origine.
Sans surprise, les précautions règnent.
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Il y a certes un aspect impromptu, voire cavalier à ma démarche : aborder des inconnu.e.s et s’inviter dans l’intimité de leur posture, même candidement, n’est pas aussi désincarné qu’il n’y paraît en temps de guerre. Lorsque je m’annonce journaliste, les visages abordent une douleur accompagnée d’un long soupir d’exaspération qui dure depuis maintenant deux semaines.
Les refus se multiplient, même si on sent la volonté de partager une situation douloureuse. Une tribune est offerte, bien peu oseront la saisir.
Une jeune caissière d’origine ukrainienne me formule du regard que sa patronne sera réfractaire à tout entretien. « Je ne parle pas aux médias », répond la femme d’affaires russe avant de m’offrir une chaise pour m’assoir. C’en est suivi une heure d’échanges allant de la démesure à la censure télégraphiée pour ne pas s’attirer d’ennuis. La tentation de bavarder est parfois plus grande que les risques du jeu. « Tu ne mets rien dans ton journal, promis? », dit-elle en me saluant.
J’ai appris au passage que la timide employée derrière le comptoir attend depuis plus de 72 heures des nouvelles de sa grand-mère coincée à Marioupol. Quand le silence résonne chaque jour un peu plus comme une tragédie.
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Un vaste sentiment anti-russe croît à mesure que les troupes se rapprochent de la capitale ukrainienne. Sur les médias sociaux, comme un peu partout en Occident, les actes de violence abondent : un centre communautaire a été la proie des vandales à Vancouver, une église orthodoxe à Calgary, un restaurant à Washington, une épicerie à Rennes. Une russophobie qui, heureusement, ne semble pas s’être installée à Montréal.
Mais la peinture couleur sang récemment lancée sur le consulat russe crée l’ire d’un groupe de passants réunis le long d’une rue animée de Côte-des-Neiges. Dans un anglais efficace, des propos inquiétants émanent des conversations.
« La Russie a le droit d’entrer dans les frontières ukrainiennes, c’est chez elle après tout. »
« La fin de l’Ukraine est proche. »
« La Sibérie y trouvera sa main-d’œuvre. »
Nous débattons avec courtoisie, mais ce n’est pas la barrière de la langue qui nous empêche de nous comprendre.
On sent, dans les discours, une désolation, mais aussi un patriotisme inflexible alimenté par une désinformation institutionnalisée et une colère face à la diabolisation de leur pays.
« Les gens ont droit à leur opinion », me signale plus loin un marchand au timbre de voix doux qui veut taire son identité. « Mais il vaudrait mieux ne pas trop parler de politique. On revient au climat de la chute de l’empire soviétique. »
J’entre dans une adresse connue de la « Petite Russie » sur le chemin Queen-Mary. Une femme qui ne compte pas rigoler me lance sans détour : « Si tu as des questions, va les poser à Trudeau. Pas ici. Allez, dégage de ma boutique. » Je ne m’en offusque pas.
Une cliente m’interpelle à la sortie, visiblement animée. « Ma locataire qui habite juste en haut de chez moi envoie de l’argent en Ukraine pour financer l’achat d’armes, me raconte-t-elle. Moi, je suis Russe, comment veux-tu que je me sente? Poutine fait un excellent travail, mais le dire tout haut est mal même si j’ai des grands-parents ukrainiens. Mes amis sont Ukrainiens. Les gens ne voient que l’invasion, mais c’est une longue histoire, bien plus vieille que les huit dernières années. Tu ne peux pas comprendre ça, toi, tu es né ici. »
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À l’intérieur d’une épicerie spécialisée, les sonneries fusent dans une course quotidienne au stockage pour éviter les nouveaux frais d’importation. Le gouvernement fédéral impose depuis le 3 mars dernier une taxe coercitive de 35 % sur les produits russes.
Pour une entreprise dont les étagères sont remplies de marchandise slave – friandises, graines de tournesol, calendriers, jouets, livres, feuilles de bouleau frais pour le bania –, les répercussions sont bien réelles. « Les Russes comme les Ukrainiens, ce sont nous tous qui allons écoper », s’indigne un commis.
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Au creux d’un commerce poussiéreux sur Décarie : « Je vais appeler mon patron pour savoir si je peux vous parler, vous avez l’air de quelqu’un de bien. » Le téléphone se dépose. « Désolé, pas de commentaires. J’aurais aimé vous aider », me répond, démuni, le vieillard aux yeux bleus. Je n’insiste pas.
Entre un « Pas de photo » bien sentie et les « Non, aucune remarque », je sens monter l’impatience devant mon offensive.
À travers les bibelots d’un dernier lieu, je décèle des drapeaux aux couleurs de l’Ukraine et, au mur, une assiette honorant les fondateurs de Kyiv. Le propriétaire masque sa honte par la prudence, mais révèle en filigrane un désir d’aider manifeste. Il me pointe des boîtes cachées sous un vieux tapis. « Ce sont des vivres à destination de l’Ukraine. Il faut garder le lien avec les familles. » Je n’en saurai pas davantage.
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Cette journée aura offert des échanges parfois sincères, souvent acrimonieux, mais on sent la tension dans le poids des mots négociés. Seule une poignée de main laisse tomber un peu de méfiance, le temps d’un instant.
Souhaitons une conclusion au désastre avant que la haine n’étende davantage ses flots.