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Rencontre avec Gabriel Nadeau-Dubois, candidat « woke » malgré lui

Quoi qu'il fasse, le co-porte-parole de Québec solidaire ne parvient pas à échapper à ce mot.

Par
Malia Kounkou
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À l’occasion de la campagne électorale, URBANIA a tendu la main aux cinq chef.fe.s des partis politiques représentés à l’Assemblée nationale du Québec. L’ordre de publication des entrevues dépend de leurs disponibilités.

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Le matin de mon entrevue avec Gabriel Nadeau-Dubois, son affiche placardée à quelques rues de chez moi est vandalisée d’un « WOKE » en majuscules noires. J’y vois un signe : ma première question pour le candidat porte justement sur ce mot vidé de tout sens, car employé à la moindre occasion — débat, chronique, tweet, mariage, bar-mitsva. Je me dis que le co-porte-parole de Québec solidaire pourrait peut-être m’aider à y fixer enfin une définition.

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Notre rencontre est prévue au Théâtre des Grands Ballets, deux heures avant un événement longtemps gardé top-secret — « je pourrai vous en dire plus plus tard », m’écrit mystérieusement l’attachée de presse du parti par courriel, une semaine plus tôt. Quatre jours passent et le voile se lève : il s’agit d’une assemblée publique gratuite sur les thèmes de l’environnement et des transports en commun. Les dernières et derniers indécis peuvent ainsi venir poser leurs questions directement à Gabriel Nadeau-Dubois et vérifier par la même occasion si ses yeux sont aussi bleus que sur les photos de lui tapissant la ville.

Entrée : les petites mésaventures

Le trajet à pied pour se rendre au Théâtre est de vingt minutes, soit juste assez pour que la plus grande averse connue à ce jour me baptise des tresses aux pieds. À l’état de flaque, j’entre — ou glisse — dans le hall pour y retrouver Sara, ma collègue vidéaste tout aussi trempée que moi, et nous profitons de notre quart d’heure d’avance pour finaliser de derniers détails techniques. Nous ne sommes apparemment pas les seules en phase de préparation; à l’étage supérieur, un homme répète « euh euh euh eh eh eh » dans un micro, sa voix grave nous parvenant en écho.

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Bien évidemment, la malchance frappe à notre porte : le fil inclus dans notre mallette d’équipement n’est pas le bon. Je regarde à mon tour la légion de boîtiers et branchements comme si j’y connaissais quelque chose — spoiler : je n’y connais absolument rien — puis confirme d’un air sérieux les dires de Sara. Ce fil n’est effectivement pas le bon. Fort heureusement, Steve Jobs n’est pas mort en vain : il a laissé derrière lui des micros d’iPhone performants qui, pour cette entrevue, feront largement l’affaire.

Cette décision exécutive, nous la prenons en tailleurs sur la moquette du rez-de-chaussée, et c’est précisément dans cette position que l’attachée de presse nous trouve. Les salutations échangées, elle nous guide jusqu’à l’endroit de notre rencontre, soit un petit espace tranquille avec de la belle lumière et des plantes grimpantes sur le mur — c’est cozy, c’est vert, on est dans le thème. L’attachée de presse repart, nous indiquant juste avant que tout pourrait commencer d’ici cinq minutes, et je prépare mon application Dictaphone puis vérifie ma diction. Jamais les chaussettes de l’archiduchesse n’ont été aussi sèches.

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Plat de résistance : l’entrevue

Lorsque Gabriel Nadeau-Dubois arrive, c’est entouré de deux femmes avec « ÉQUIPE TOURNÉE » en porte-cou et de deux hommes aux fortes allures de gardes du corps. Le candidat lui-même est en jean, baskets, chandail et veste — c’est relax, c’est accessible, on est aussi dans le thème. Il serre la main avec le sourire, mais reste dos droit et regard fixe pendant toute la durée de l’entrevue. Quand par moments ses yeux dévient, je le devine lire son téléprompteur mental puis reprendre impeccablement le fil de son discours.

«Ce mot-là obscurcit le débat plus qu’il ne l’éclaire. Moi, je veux me battre pour que tout le monde ait les mêmes chances dans la vie. Après ça, je laisse les étiquettes aux autres.»

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Lui aussi ignore ce qu’être « woke » signifie, malgré avoir été maintes fois désigné par ce terme, y compris par l’actuel premier ministre François Legault. « Personne ne sait vraiment ce que ce mot veut dire, c’est surtout une étiquette qu’on colle sur des gens, avec une intention généralement malveillante, observe-t-il. Ce mot-là obscurcit le débat plus qu’il ne l’éclaire. Moi, je veux me battre pour que tout le monde ait les mêmes chances dans la vie. Après ça, je laisse les étiquettes aux autres. »

Dans le temps qui nous est imparti, j’aborde quelques grands enjeux de la campagne et Gabriel Nadeau-Dubois me répond les grandes lignes de son programme en retour.

En matière de crise du logement, ses trois chevaux de bataille seraient la construction de nouveaux logements sociaux, la régulation plus stricte de Airbnb et la chasse aux loyers abusifs.

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Concernant l’environnement et l’écoanxiété ambiante, le candidat estime qu’il est encore possible d’agir pour limiter certains dégâts et accéder à un futur « qui va être difficile quand même, mais gérable ».

Pour ce qui est de la loi 96, il est pour lui question de « garder ce qu’il y a de bon » (la sauvegarde du français) et « changer ce qu’il y a de mauvais » (la clause des six mois jugée « inapplicable » et dénuée de « compassion » ainsi que l’absence de reconnaissance des langues autochtones).

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Mais tout ceci est-il concrètement faisable? Car pour beaucoup de Québécois.es, les mesures de Québec solidaire paraissent belles sur papier, mais utopiques dans la réalité. « Woke », pourrait-on même ajouter, étant donné que ce mot semble par moments renvoyer à un monde d’illusion dans l’imaginaire commun. « Tout ce qu’on propose, ce sont des choses qui ont soit déjà existé ou qui existent ailleurs dans le monde. On ne sort rien de notre chapeau, se défend Gabriel Nadeau-Dubois. On est dans un moment où il faut changer les choses profondément et c’est sûr qu’on met en avant des propositions qui correspondent à cette volonté. Il y a des gens que ça inquiète, mais mon travail, c’est d’expliquer pourquoi c’est nécessaire. »

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Sur ces mots, notre entrevue se termine et Sara me succède pour enregistrer avec lui un rapide segment TikTok. Tout de suite, un changement d’ambiance se ressent chez le politicien : il détend sa posture, décroche plus d’un sourire, fait quelques remarques blagueuses et s’adresse directement à l’objectif (et non à la personne qui filme, ce qui vaut le coup d’être souligné). Son attachée de presse, qui avait déjà photographié, filmé et enregistré quelques bouts de notre premier échange, pose discrètement son téléphone sur la table pour capturer aussi celui-ci. Puis, après une nouvelle poignée de main et une double invitation à rester pour l’assemblée publique de ce soir, la rencontre avec le co-porte-parole de Québec solidaire s’achève.

Dessert : le grand show

Il se fait tard et mon ventre crie famine, mais je regarde le début timide de file pour l’événement de ce soir et me dit : pourquoi pas. Assis sur une chaise, un septuagénaire en veston vert sapin et gobelet Tim Hortons m’indique le sens d’entrée de la queue. Je m’y installe, écoutant d’une oreille distraite un groupe d’étudiant.e.s discuter de signes astrologiques, de Léa Clermont-Dion et d’un camarade « ennuyant et ennuyeux » — il l’a sûrement mérité. Dans ma poche de veste, une miraculeuse barre tendre à la vanille s’est frayé un chemin et me fait office de souper quatre étoiles.

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Une heure plus tard et je suis installée dans l’atrium de l’étage — celui des « euh euh euh eh eh eh » — sur l’une des rares chaises disponibles. En un clin d’œil, la salle se remplit d’une foule de toutes tranches d’âge, enfants compris, ce qui provoque l’émotion vive d’une partisane debout juste en face de moi. « Ça me donne la chair de poule, c’est tellement beau », s’exclame-t-elle, les yeux humides. Peu de temps après, une voix off prévient l’assistance de la présence de caméras et de journalistes dans la salle. Ici comprendre : si vous bégayez dans le micro et terminez en mèmes sur Facebook, nous n’en serons légalement pas responsables.

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L’accueil réservé à Gabriel Nadeau-Dubois est enthousiaste et accompagne son discours d’entrée sur la transition écologique de généreux applaudissements. Puis, le micro se balade de main en main, donnant tantôt la parole à un professeur d’université, tantôt à une adolescente de douze ans, tantôt à un jeune de Montréal-Nord soucieux de la sécurité de son quartier.

Un travailleur né en région demande au candidat de convaincre ses amis qui ne voient en Québec solidaire que de la « politique de piste cyclable » dans un « monde woke de licornes ». Sur les lèvres du co-porte-parole, l’ombre d’un sourire las; ce mot n’aura véritablement pas fini de le suivre. Peut-être fera-t-il un jour la paix avec.