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Regards sur le Voir
Ces derniers jours, l’annonce de la fermeture du magazine culturel Voir s’est accompagnée d’un concert d’éloges virtuel (ce qui nous a permis de réaliser au passage que tout le monde, ou presque, en a déjà fait la première page).
Ses nombreux artisans ont pour l’occasion partagé souvenirs et anecdotes de leur passage au Voir, sans oublier certaines manchettes inoubliables qu’on a pu redécouvrir avec bonheur.
Mais au-delà de la nostalgie des « bonnes vieilles années » du Voir, personne n’est tombé en bas de sa chaise en apprenant la fin du magazine appartenant au groupe Mishmash (fondé par l’homme d’affaires Alexandre Taillefer et aussi propriétaire de L’actualité), dont les activités étaient d’ailleurs sur la glace depuis le début de la pandémie. Les collaborateurs avaient tous été suspendus, sauf les deux employé(e)s permanent(e)s, rapportait entre autres Le Devoir.
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Une lente, mais inévitable agonie pour le célèbre périodique, qui soulignait ses 34 années d’existence. L’exode des revenus publicitaires (qui touche l’ensemble des médias) et la crise paralysant l’industrie culturelle (le pain et le beurre du Voir) auront finalement porté le coup de grâce.
Sur une note plus réjouissante, nous avons demandé à quelques «ex» d’hier à aujourd’hui de nous raconter quelques chapitres de la longue histoire du Voir.
Les belles années
Pour plusieurs, les années 90 constituaient les belles années du Voir, soit l’époque où on faisait des détours pour aller chercher sa copie dans les nombreux présentoirs éparpillés en Ville.
«On vit dans un autre monde que celui du Voir de l’époque. On a beau chercher toutes les raisons du monde, c’est pas plus compliqué que ça», tranche Laurent Saulnier.
On jubilait devant la une et son esthétisme culotté, on suivait à la lettre les prescriptions musicales et on épluchait religieusement les annonces classées. Les lecteurs de la première heure se rappelleront d’abord des chroniques de Richard Martineau, qui a passé 20 ans de sa vie au Voir et les 15 suivantes à se défendre de ne plus écrire comme au Voir. «Quand j’ai appris la nouvelle, c’est comme si on m’annonçait le décès de ma première blonde », écrivait-il dimanche en publiant un hommage dans le Journal de Montréal.
C’est pendant cette période faste que Laurent Saulnier a dirigé la section musique du Voir, soit entre 1990 et 1999. Sa première pige remonte à 1987, dans les tous premiers numéros. Un texte d’actualité dont il a oublié le sujet. « Faucher, (Bernard) le rédacteur en chef, m’avait dit: on sait que t’es bon en musique, mais on veut voir ce que tu peux faire d’autres », raconte Laurent Saulnier, qui s’était auparavant fait les dents dans le défunt magazine Québec rock.
Mais contrairement à tout mon fil Facebook, Laurent Saulnier n’a pas cru bon se prononcer publiquement sur la fin du Voir.
D’une part parce que cet ancien Franc-Tireur n’est pas nostalgique de nature, ensuite parce qu’il y a longtemps que le magazine est mort dans sa tête. « On vit dans un autre monde que celui du Voir de l’époque. On a beau chercher toutes les raisons du monde, c’est pas plus compliqué que ça », tranche Laurent Saulnier, qui fait un parallèle avec Musique Plus qui n’était plus l’ombre d’elle-même depuis belle lurette lors de son tirage de plogue officiel.
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Ça ne l’empêche tout de même pas de saluer l’audace et l’effervescence des premiers temps, où tous les artisans avaient moins de 30 ans et étaient habités d’une « joyeuse inconscience ». « Quand on mettait Groovy (Aardvark) en couverture, c’était pas pour faire chier ou déranger, c’est juste parce qu’on aimait Groovy », illustre Laurent Saulnier, qui avait aussi soumis l’idée de faire la une avec Roch Voisine, mais en mettant de l’avant son travail d’auteur-compositeur et non son image de bellâtre. « Parlons-lui comme on parle à Michel Rivard », avait lancé Laurent Saulnier, précisant que certaines idées à contre-courant et le ton du magazine suscitaient parfois quelques écarquillements de yeux chez les artistes invités.
«Kevin Parent ne voulait rien savoir au début, il a fallu lui expliquer au point de lui suggérer d’aller réécouter son propre album pour comprendre.»
Parlez-en à Kevin Parent, qui s’était retrouvé crucifié sur la une du Voir au tout début de sa carrière, coiffé du titre provocateur: « L’oeuvre de Dieu, la part du Diable. » « On avait une direction artistique qui s’inspirait de Libération. On voulait fesser aussi fort. Kevin Parent ne voulait rien savoir au début, il a fallu lui expliquer au point de lui suggérer d’aller réécouter son propre album pour comprendre », se souvient en riant Laurent Saulnier, aujourd’hui vice-président programmation du Festival de jazz, des Francos et de Montréal en lumières. « Je suis chanceux, je continue à faire la même chose de ma vie. Je regarde en avant », résume Laurent Saulnier.
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Nathalie Collard sortait de l’université et du journal étudiant Montréal Campus lorsqu’elle a publié ses premiers textes dans le Voir au début des années 90. « Mon deuxième texte avait fait le front et parlait du show du refuge de Dan Bigras, qui en était alors à ses débuts » raconte la journaliste de La Presse, qui couvrait l’actualité féministe et littéraire avec sa complice Pascale Navarro, en plus d’avoir créé un beat média fort suivi « Je recevais beaucoup d’appels de patrons de presse, des messieurs qui se disaient sûrement: c’est qui ça cette petite crisse là! », se souvient Nathalie, rappelant ce ton baveux, irrévérencieux et unique que plusieurs autres médias ont par la suite adopté. « On nous poussait à ne pas avoir peur, à être nous-mêmes. Tous les gens qui ont écrit là avaient une personnalité, alors que cette personnalité était souvent étouffée dans les grands médias », explique Nathalie, soulignant que le Voir de l’époque était un pur produit de la génération X, avec les pubs de Black Label en noir et blanc et celles des Foufounes électriques.
Même s’il avait à ses yeux perdu son edge ces dernières années, Nathalie Collard conserve de mémorables souvenirs de son passage au Voir, incluant une entrevue surréaliste avec l’actrice porno et effeuilleuse Annie Sprinkle, « qui éclairait son vagin avec une lampe de poche.»
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Les belles années (bis)
L’animateur et chroniqueur Olivier Robillard Laveaux aussi revendique avoir vécu les belles années du Voir, celles qui ont vu naître plusieurs musiciens et bands formidables sur la scène locale. « Malajube, Karkwa, Arcade Fire, Patrick Watson: on a vu l’évolution de ces bands, reçu leurs démos et vu leurs stunts sur de petites scènes », souligne, l’animateur de l’émission Déjeuner en paix sur les ondes de Ici Musique, qui a couvert une décennie au Voir (2002 à 2012), notamment comme chef de la section musique. « Comme on était les premiers à parler de ces nouveaux bands, on développait des complicités avec eux. C’était une belle époque », admet Olivier, citant en exemple un long pique-nique avec le chanteur de Malajube, une soirée intime au Café Sarajevo avec un pianiste encore inconnu nommé Patrick Watson, mais surtout un jam improvisé avec Arcade Fire. « Leur drummer était en retard et je l’avais remplacé en attendant. On avait fait un cover de Bowie (Five Years). J’étais plus nerveux qu’autre chose », raconte Olivier, qui a vu l’aura mythique du Voir s’effriter au cours des années. « Dans les années 90, faire la une du Voir, c’était comme aller à Tout le monde en parle. Quand je suis parti en 2012, on sentait déjà qu’il était trop tard », résume Olivier.
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Ce dernier n’aura pas quitté le Voir les mains vides, puisqu’il y a rencontré sa blonde et mère de sa fille (l’écrivaine Marie Hélène Poitras), qui était d’ailleurs sa boss à l’époque (scandale!).
Cette dernière aussi se souvient avec bonheur de ces années où le son de Montréal faisait battre le coeur des mélomanes. « C’était aussi Coeur de pirate, Pierre Lapointe, The Dears (l’album No Cities Left venait de sortir) etc. C’était étourdissant tellement il y avait de goodies pour les amateurs de rock », raconte la journaliste et autrice, qui n’oubliera jamais l’expérience quasi chamanique vécue la première fois qu’elle a vu Arcade Fire en concert, dans une église de la rue Drummond. « J’avais eu vent du buzz sans plus. Quand il ont commencé le show avec Neighborhood #1, le poil de mes bras s’est dressé et celui sur ma nuque aussi, ce qui est plutôt rare », admet-elle en riant.
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Si elle a rencontré Régine et Win (de Arcade Fire) par la suite dans un café du Mile-End en marge de la sortie de Neon Bible, c’est sans conteste sa rencontre avec le Britannique Thom Yorke qui trône au sommet de ses souvenirs marquants chez Voir. Le chanteur de Radiohead faisait alors la promotion de son album solo et avait décidé de se montrer généreux avec quelques médias triés sur le volet, dont Voir. « J’ai passé une heure avec lui à l’hôtel W. C’était un moment super agréable avec quelqu’un qui avait envie de parler de musique », raconte Marie Hélène, qui estime avoir vécu en quelque sorte la fin de l’âge d’or du magazine. « Nos journaux étaient volumineux, on avait beaucoup de pages, puis on a commencé à les voir rapetisser, comme si j’avais vu l’agonie d’un média que j’aimais beaucoup », se désole Marie Hélène, pour qui la fermeture du Voir est le point culminant d’une crise qui a débuté il y a 15 ans. « Les dernières vies du Voir me rejoignaient moins, mais il avait quand même conservé son ADN et ses artisans n’étaient pas moins compétents », note-t-elle.
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Le dernier droit
Le romancier et poète Tristan Malavoy était à la barre du Voir au tournant de 2010. Olivier, Marie Hélène, Manon (Dumais) et plusieurs autres faisaient partie de sa gang, sa famille. « Je suis convaincu d’avoir appartenu à un beau segment du Voir », croit le principal intéressé, qui a largement contribué à l’explosion de voix littéraires dans le magazine, surtout reconnu pour sa couverture musicale. Il est particulièrement fier de sa une avec Dany Laferrière, Claudia Larochelle et Pascale Montpetit, portant sur le Festival international de la littérature. « J’aimais son côté poétique. La une était le gros carré de sable des rédacteurs en chef », souligne Malavoy, aussi satisfait du rôle joué durant la crise étudiante de 2012. « On avait décidé d’employer le fameux carré rouge en tête du Voir durant 10-12 semaines. Les patrons n’étaient pas trop chauds à l’idée, mais on a tenu notre bout », se souvient Tristan, qui s’attriste de la disparition d’un média gratuit dédié à la culture, qui avait à son apogée des éditions publiées dans quatre régions.
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Pour Catherine Genest, l’aventure du Voir se termine hélas un peu en queue de poisson, elle qui écrivait pourtant depuis neuf ans pour l’édition de Québec, qui avait cessé ses publications au début de l’année. «Je venais de prendre une grosse décision, soit de déménager à Montréal pour continuer à travailler au Voir. J’ai signé mon bail au début du mois de mars et six jours après, je perdais mon travail à cause de la COVID », raconte la journaliste polyvalente et coordonnatrice, qui s’est depuis replacé les pieds au quotidien 24h.
La direction de Mishmash Média disait ne pas fermer la porte à une relance du Voir, «si les conditions du marché sont favorables dans le futur».
Même si les difficultés du Voir étaient connues, Catherine ne s’attendait pas à perdre son emploi aussi vite. « Les derniers meetings qu’on a eus avant le confinement parlaient de relance, de refonte en profondeur et même d’un nouveau logo », souligne Catherine, qui conserve toutefois de merveilleux souvenirs de sa quasi-décennie au Voir, qui avait interrompu sa version papier à la fin de sa vie.
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« J’ai connu Hubert Lenoir à 17 ans lorsqu’il était venu avec son band The Seasons. On leur avait fait faire une une très weird avec des flamants roses qui tombaient du ciel. J’ai pas mal suivi sa carrière après. C’est aussi moi qui était derrière la une de Safia Nolin qui faisait un fuck you », se remémore Catherine, qui garde également des souvenirs émus d’un brunch-entrevue avec Clémence DesRochers, un « gros moment magique ».
En entrevue au Devoir, la direction de Mishmash Média disait ne pas fermer la porte à une relance du Voir, « si les conditions du marché sont favorables dans le futur »
En attendant, on ne peut que pleurer la disparition d’un média influent, parti rejoindre Musique Plus (1ère génération), le Divan Orange et les CD au cimetière des icônes culturelles d’antan.