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RÉCIT D’UN RÉFUGIÉ IRAKIEN: protéger ses enfants jusqu’au bout

Épisode 2 - via MEDIAFUGEES

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Mohamed Al Lami était un homme accompli et un mari comblé. En 2015, il a dû fuir l’Irak avec sa famille. Il nous partage son récit de réfugié en trois épisodes. Voici le second (le premier est juste ici).

Cette histoire n’a pas été écrite pour vous faire pleurer. C’est plutôt un rappel : jusqu’où iriez-vous demain pour sauver votre famille?

Le 13 avril 2015, nous avons fui vers la Turquie. Nous avons volé de Bagdad vers Ankara, et nous sommes resté·e·s un an dans un petit village près de la capitale. Cet endroit s’appelait Kuri Küla. J’ai choisi ce village parce que nous n’avions pas assez d’argent pour habiter la capitale. J’ai trouvé un petit appartement. Ma femme a accouché là-bas. Nous avons eu une deuxième fille, magnifique : Leen.

J’ai alors tenté de demander l’asile auprès des Nations Unies (UNHCR). Demander l’asile peut être résumé en un mot : attente. D’abord, vous devez faire la queue pendant des heures, juste pour écrire votre nom dans un fichier. Des centaines de personnes de différents pays attendent aussi. Une fois que votre nom a été enregistré auprès des autorités, vous obtenez un morceau de papier qui vous donne droit à un rendez-vous durant lequel les autorités examineront votre cas. Après quoi, il ne vous reste qu’à attendre des mois, voire des années. Mon rendez-vous était prévu pour 2022.

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Et chaque jour qui passe, vous devez manger, boire, élever vos enfants, leur faire sentir que tout va bien, cacher votre angoisse, et accepter le fait qu’être un·e migrant·e vous place inévitablement dans une position d’infériorité dont les gens essaieront toujours de tirer avantage. Beaucoup de personnes voient la crise des migrant·e·s comme une opportunité commerciale, surtout en ce qui concerne le prix de location des logements. À logement égal, les personnes migrantes payent souvent un loyer deux fois plus élevé qu’un·e locataire normal·e. En plus de ça, vous devez déposer un dépôt ridiculement élevé, signer un contrat d’un an et tout payer d’avance. Vous devrez peut-être quitter votre logement après quelques mois pour reprendre la route, mais le propriétaire ne vous remboursera rien. Mais que faire?

« Sourire ou partir »

En tant que migrant en Turquie, je n’étais pas autorisé à avoir un travail digne de ce nom. Nous ne pouvions pas avoir de cartes bancaires non plus. Si je voulais récupérer mon argent irakien, la seule façon pour moi d’y arriver était de retourner en Irak et d’aller le chercher en personne.

Or, je devais faire face à beaucoup de dépenses. Les vaccins, la nourriture, des affaires pour les bébés. Donc j’ai travaillé sans être déclaré. Je faisais la plonge dans de petits restaurants, le salaire était très bas. J’ai été insulté tellement de fois. Mais quand vous travaillez illégalement, quand vous n’avez pas de vrai contrat de travail, la seule chose que vous pouvez faire, c’est sourire ou partir.

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La situation était insoutenable. Nous survivions à peine. Nous luttions chaque jour contre la peine et l’anxiété. La seule solution que nous avons trouvée était de quitter la Turquie pour l’Europe. Et pour ce faire, il fallait traverser la mer. Ce n’est pas une décision facile à prendre quand vous savez que des gens s’y noient chaque jour.

Quand vous travaillez illégalement, quand vous n’avez pas de vrai contrat de travail, la seule chose que vous pouvez faire, c’est sourire ou partir.

Pour traverser, nous avions plusieurs options. Pour 800 euros, nous pouvions embarquer sur un bateau gonflable. Pour 1200 euros, nous pouvions faire le voyage en bateau à moteur. Nous avons choisi la voie la moins risquée : nous avons payé 2000 euros chacun·e pour embarquer sur un yacht de tourisme.

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Nous avons quitté notre appartement de Kuri Küla pour atteindre Izmir, une ville balnéaire. Nous sommes resté·e·s dans un hôtel pendant des semaines à attendre. À cette époque, il y avait une guerre des passeurs : la police était constamment sur leur dos. Et puis, de nombreux passages précédents s’étaient avérés désastreux, ce qui avait largement dégradé leur réputation. Notre passeur, celui qui était censé nous aider à fuir, avait également ses propres problèmes de rivalité. En bref, nous sommes arrivé·e·s au pire moment possible.

Nous sommes resté·e·s dans cet hôtel d’Izmir tellement longtemps que les propriétaires, un adorable couple turc, s’amusaient à nous dire : « Quand vous êtes arrivé·e·s ici, votre fille arrivait à peine à marcher. Aujourd’hui, elle court partout ». Nous nous sommes vraiment lié·e·s d’amitié avec ce couple. Chaque nuit, nous les embrassions pour leur dire au revoir, juste au cas où nous il nous faudrait partir durant la nuit. Et chaque soir, elle et il disaient « nous espérons ne pas vous revoir demain matin! ».

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« Si j’étais tombé, cela l’aurait tué. »

Dans cet hôtel, il y avait aussi une vieille dame néerlandaise, qui est restée quelques semaines. J’ai tenté de me lier d’amitié avec elle aussi. Mais elle n’avait pas l’air très désireuse de devenir amie avec quelqu’un qui était manifestement un migrant. Une fois, elle m’a dit : « Si vous choisissez d’aller aux Pays-Bas, s’il vous plaît ne choisissez pas Amsterdam. Il y a déjà trop de réfugié·e·s là-bas. Choisissez une autre ville. »

Un soir, notre passeur est venu nous voir et a dit : « Cette nuit, c’est la bonne. Laissez tout derrière vous. Prenez juste un sac à dos et pas de gilet de sauvetage, vous n’en aurez jamais besoin ». Nous avons pris un bus et roulé pendant trois heures sur des routes désertes.

Le bus s’est finalement arrêté et nous avons marché environ 15 minutes. Il n’y avait pas de lune. Pas de lumière. Je ne pouvais pas voir mes mains. La route était remplie de trous et de roches. Je pouvais entendre le bruit des vagues qui clapotaient.

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Nous avons atteint une plage sauvage, parsemée de roches pointues. Le passeur que nous connaissions et quelques-uns de ses pairs étaient là. « Le yacht vers lequel nous nous dirigeons est au large », a-t-il expliqué. On nous a donné des petits bateaux gonflables pour deux personnes seulement. Mais on nous a demandé d’y monter cinq par cinq. Nous nous sommes rendus au yacht. Quelqu’un a jeté une grosse corde dans l’eau, pour que nous puissions l’utiliser pour nous hisser jusqu’à lui.

Nous ne pouvions rien faire, à part prier. Pendant quelques minutes, nous avons attendu que quelqu’un·e vienne à notre secours. Mais aucune des cinquante-cinq personnes qui étaient sur la côte n’a bougé.

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Ma famille et moi étions les premier·e·s à nous essayer à cet exercice. Je portais une de mes filles contre moi et Maryam portait l’autre. Une minute ou deux après avoir débuté notre ascension, la corde s’est brisée, nous laissant dans la petite embarcation qui dérivait, à la merci des vagues.

Nous ne pouvions rien faire, à part prier. Pendant quelques minutes, nous avons attendu que quelqu’un·e vienne à notre secours. Mais aucune des cinquante-cinq personnes qui étaient sur la côte n’a bougé. Nous ne pouvions même pas crier pour que quelqu’un·e vienne nous aider : cela aurait pu attirer les autorités turques.

Nous n’avions alors d’autre choix que d’essayer de faire demi-tour et de rejoindre la côte. C’était vraiment difficile, car la tempête et le courant nous emportaient dans l’autre sens. J’étais épuisé, et c’est comme si la mer m’humiliait. Autour du bateau se trouvaient des roches pointues et glissantes sur lesquelles nous devions marcher pour atteindre la plage. Je portais mon bébé dans mes bras. Si j’étais tombé, ne serait-ce qu’une seule fois, cela l’aurait tué.

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À la fin, je ne pourrais pas vous dire comment, j’ai réussi à tenir en équilibre sur ces roches, à tirer le petit bateau à bout de bras et à ramener tout le monde sur la plage. Je portais des baskets Nike à ce moment-là. Je les ai toujours. Ils sont devenus mes chaussures porte-bonheur.

De retour sur la terre ferme, ma femme était hors d’elle. Elle s’est adressée aux autres : « Vous regardez une famille avec des bébés manquer de se noyer et vous ne faites rien? Honte à vous! » Mais vous savez quoi? Je pense que personne ne l’a entendue. Les gens étaient choqué·e·s, désespéré·e·s et absorbé·e·s par leurs prières.

Le passeur a finalement réussi à tous nous emmener dans le yacht à l’aide d’un petit bateau motorisé. Le bateau mesurait 12 mètres et comptait trois étages. Il aurait pu appartenir à une quelconque starlette. Le passeur devait redorer son image et avait visiblement sorti le grand jeu.

Mais au-delà des apparences, ce trajet en bateau n’eut rien d’une croisière de luxe. Nous étions 55 personnes dans une petite pièce dont les fenêtres étaient toutes fermées et les lumières éteintes. L’air était rare. Il faisait très chaud. Le capitaine du bateau, un Turc, était complètement ivre. Sobre, personne n’aurait agi de manière aussi irresponsable.

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« Le capitaine a commencé à pousser les gens du bateau. »

Entre la Turquie et la Grèce, la mer est très sauvage. Nous savions que le bateau pouvait se retourner facilement. Ma plus petite fille a dormi durant tout le voyage. Mais Shams, la plus âgée, était terrifiée. Le bateau se soulevait sur l’eau et se heurtait aux vagues. Elle ne pouvait pas s’empêcher de crier.

Heureusement, le trajet a été assez bref. En deux heures et demie, nous avons atteint les côtes grecques. La partie la plus difficile fut de sortir du bateau.

Quand nous avons atteint les côtes grecques, les passeurs nous ont dit : « C’est la Grèce ici, sautez maintenant ». Généralement, les gens nagent jusqu’à la plage. Mais certain·e·s d’entre nous ne pouvaient pas. La mer était très agitée. Et comment nager avec un bébé âgé de 40 jours et sa sœur de quatre ans?

Le capitaine, impatient, était fou de rage. Il a commencé à pousser les gens du bateau. Il criait en turc « Chabuk! Chabuk! » ce qui signifie « plus vite! plus vite! ».

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Certains passeurs ont distribué les mêmes embarcations gonflables avec lesquelles nous avions tenté de rejoindre le yacht en Turquie. Les gens devaient sauter du yacht et atterrir sur ces petits bateaux. Ma femme a pris Shams et a sauté. Tout le monde est parti.

J’étais le dernier sur le bateau. J’avais mon petit bébé de 40 jours dans mes bras – elle ne m’a jamais vraiment quitté durant le voyage. Le capitaine était hors de lui. Il a rallumé le moteur et amorcé un demi-tour pour retourner en Turquie.

Je me suis dit : « Mohamed, en ce moment même, ta femme et ta fille sont toutes seules sur la plage grecque. Si tu ne fais rien, tu les perds pour toujours ».

Alors je me suis dit : « Mohamed, en ce moment même, ta femme et ta fille sont toutes seules sur la plage grecque. Si tu ne fais rien, tu les perds pour toujours ». J’ai repéré un bateau gonflable qui restait, j’ai couru pour prendre de l’élan sur le pont, j’ai fermé mes yeux et j’ai sauté. C’était un saut d’une dizaine de mètres qui n’a duré que deux secondes, mais sûrement la dose d’adrénaline la plus intense de ma vie. J’ai atterri au milieu du bateau, sur le dos, ma fille dans mes bras.

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Quand j’ai atteint la plage, j’ai remarqué que ma femme était assise loin du groupe. Elle était en train de pleurer. Elle me dit : « le bateau partait. J’ai cru que je t’avais perdu ».

« Je n’oublierai jamais l’humanité qu’il y avait là-bas. »

La plage sur laquelle nous sommes arrivé·e·s est située sur l’île de Kalymnos. Ce n’est pas une île très populaire pour les aspirant·e·s réfugié·e·s, contrairement à celle de Lesbos. Par conséquent, les garde-côtes ne contrôlent pas la côte tous les jours.

Il était trois heures du matin. Nous étions entouré·e·s de falaises : nous étions bloqué·e·s. Certain·e·s migrant·e·s, parmi les plus robustes, ont commencé à grimper. En ce qui concerne ma famille et une vingtaine d’autres personnes, il était hors de question de se lancer dans une telle aventure. Alors, nous sommes restés là, à attendre un miracle. Ma plus petite fille était trempée et grelottait. Une dame nous a donné une couverture pour elle. Nous avons également fait un grand feu.

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J’ai passé la nuit à essayer d’appeler les autorités grecques pour qu’elles viennent nous chercher. J’ai finalement réussi à parler avec elles. Je leur ai même donné mes coordonnées GPS. Mais personne n’est venu. Nous n’avions rien à manger. Les enfants avaient soif. Avec un groupe de personnes, nous avons arpenté la plage à la recherche d’eau et de nourriture. Et nous en avons trouvé dans une petite cabane! À l’intérieur, il y avait un lot de bouteilles d’eau avec une indication « eau potable ». Je ne pouvais pas y croire. Nous avons également trouvé de la nourriture, mais elle était en décomposition. Je me demande encore comment ces provisions sont arrivées à cet endroit.

J’ai passé la nuit à essayer d’appeler les autorités grecques pour qu’elles viennent nous chercher. J’ai finalement réussi à parler avec elles. Je leur ai même donné mes coordonnées GPS. Mais personne n’est venu.

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La personne qui nous a finalement sorti·e·s de là était un pêcheur. Cet homme venait sur la plage quotidiennement pour prendre des migrant·e·s sur son bateau et les emmener vers un lieu où elles et ils pourraient continuer leur chemin. Il nous a conduit·e·s à un petit port de pêche où nous nous sommes arrêté·e·s pour un déjeuner bien mérité. Puis, nous avons pris un bus vers le poste de police. Au poste, 300 autres personnes attendaient. La plupart étaient des Syrien·ne·s arrivé·e·s le jour même. Les habitant·e·s de Kalymnos était généralement très gentil·le·s. Elles et ils nous ont offert de la nourriture et des vêtements. Chaque minute, quelqu’un·e m’arrêtait pour me demander si ma petite fille n’avait pas besoin de lait. Pourtant les kalymniotes étaient aussi très pauvres. La crise économique ne les avait pas épargné·e·s, elles et ils ne pouvaient pas faire beaucoup plus pour nous. Mais je n’oublierai jamais l’humanité qu’il y avait là-bas.

Sur cette île, mon statut a changé lorsque les autorités ont réalisé que contrairement à la plupart des migrant·e·s là-bas, je parlais plutôt bien anglais. Pour traiter les personnes aussi efficacement que possible, elles avaient besoin de quelqu’un qui pouvait traduire de l’arabe à l’anglais. Je suis donc devenu un traducteur de choix. Cette compétence a permis à ma famille de bénéficier d’un traitement spécial : nous étions considéré·e·s comme des invité·e·s.

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Néanmoins, j’ai passé tellement de temps à les aider avec les autres migrant·e·s que nous avons manqué le bateau censé nous conduire à Athènes. Les officier·e·s étaient embarrassé·e·s parce que le prochain bateau qui partait de Kalymnos n’était pas sensé le faire avant plusieurs jours. Nous avons donc décidé de prendre l’avion jusqu’à Athènes.

Il s’est révélé difficile d’y trouver un hôtel. Nous avons fini dans un hôtel de prostitution décrépi, dans le quartier d’Omonoia. Quelques vieilles dames se tenaient devant l’établissement de quatre chambres, des travailleuses du sexe, de toute évidence. Nous sommes resté·e·s là pendant cinq jours.

À ce moment-là, nous avions le choix pour quitter Athènes : par avion ou à pied. Marcher signifiait harcèlement, vols, police et des jours et des jours d’épuisement physique. Pour trouver une alternative, j’ai communiqué avec un passeur via Facebook. Il a regardé ma famille : « Bon, vous parlez anglais. Vos filles ont les cheveux clairs. Nous pouvons essayer quelque chose » et il m’a vendu de fausses cartes d’identité italiennes. Nous sommes ainsi devenu·e·s Maria, Brenda, Antonio et Angelica.

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Tôt le lendemain matin, nous sommes parti·e·s pour l’aéroport international d’Athènes. Nous avons passé tous les points de contrôle sans heurt, quand la plupart des gens doivent s’y prendre cinq ou six fois. Dans l’avion, il y avait une famille syrienne également composée de migrant·e·s. La petite fille du groupe courait dans l’avion et attirait l’attention. Rapidement, l’agent de bord a soupçonné quelque chose. La mère de la fille portait le voile. Elles et ils n’avaient pas l’air à l’aise : avec la crise migratoire, la nature de leur situation laissait assez peu de place au doute. L’avion a atterri à Charleroi en Belgique. L’agent de bord a appelé la sécurité. J’étais encore assis dans l’avion quand j’ai vu deux policier·e·s sur le tarmac marcher dans notre direction.

Les policier·e·s ont demandé nos cartes d’identité. J’ai parlé en anglais avec eux, je leur expliqué que j’étais un touriste italien. Mais la chance nous avait abandonné·e·s : l’officier était italien! Quelques mots dans sa langue ont suffi à lui faire comprendre que je mentais. Je lui ai dit que nous venions d’Irak et que nous cherchions refuge. J’ai vu de la lumière dans ses yeux. Il a pris quelques selfies avec nos cartes d’identité : nous étions les premier·e·s migrant·e·s qu’il attrapait et ce selfie était un trophée.

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Nous avons été arrêté·e·s. Le pire c’est que nous n’avions même pas l’intention de rester en Belgique. Nous voulions partir en Finlande. La Finlande est un pays froid. Froid, sombre et lointain. Mais en termes d’éducation, cela aurait été un bel endroit pour nos enfants.

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Mohamed Al Lami collabore aujourd’hui avec MEDIAFUGEES, qui offre une tribune aux réfugiés de la francophonie. La suite de son récit sera publiée mercredi prochain.

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