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Récit d’un réfugié irakien: devenir père en pleine guerre

Épisode 1 - via MEDIAFUGEES

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Mohamed Al Lami était un homme accompli et un mari comblé. En 2015, il a dû fuir l’Irak avec sa famille. Apprendre à être père n’est pas rien. Mais Mohamed a dû le faire dans un contexte de guerre et de migration. Il nous partage son récit de réfugié en trois épisodes. Voici le premier.

Je m’appelle Mohamed Al Lami et j’ai 33 ans. Je suis de Bagdad, en Irak. En 2009, j’ai obtenu une licence d’informatique à l’université Al-Mustansiriya. Fraîchement diplômé, j’ai commencé à travailler dans une compagnie pétrolière. J’ai très vite été promu et j’ai obtenu un poste de gestionnaire. En quatre ans, j’ai réussi ce que certaines personnes font en vingt. J’aimais vraiment ce travail. Les heures supplémentaires ne m’effrayaient pas et me permettaient d’être très bien rémunéré. Très vite, j’ai acquis une maison magnifique dans le nord de Bagdad. J’avais également une voiture — Dieu que cette Kia me manque. Fort de ma réussite, j’avais séduit et épousé Maryam, qui était rapidement tombée enceinte. L’Irak était en guerre, nous avions perdu des proches, mais malgré cela, nous vivions heureux.

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Et puis, un incident est survenu. En déplacement professionnel pendant 10 jours, j’avais laissé Maryam, qui était alors enceinte, à la maison. Elle n’aimait vraiment pas passer la nuit seule. Notre maison était en face d’une autoroute et de l’autre côté d’un poste de police. Ce jour-là, il y eut un bombardement au poste de police. Un attaquant essayait d’échapper aux policiers et leur tirait dessus au pistolet. Maryam, enceinte de 8 mois, était paniquée; elle a couru jusqu’au sous-sol. Dans sa course, elle est tombée dans les escaliers.

Après coup, elle n’a pas remarqué de douleur particulière, mais quand je suis rentré le lendemain matin, je l’ai emmenée chez le docteur, juste au cas où. Après la consultation, le docteur s’est précipité vers moi comme un fou : ma femme commençait le travail, le bébé poussait et nous devions gérer la situation rapidement. Ma femme souffrait intensément.

Une course contre la montre

Il fallait aller à l’hôpital, nous avons donc appelé un taxi. Mais traverser une ville, en Irak, est difficile. Il y a énormément de points de contrôle qui, eux, sont sous l’emprise de groupes militaires ou de soldats armés. Officiellement, ces individus sont censés délimiter les différentes zones et territoires de la ville, mais le gros de leur activité consiste à recevoir des pots-de-vin. Et provoquer d’immenses embouteillages pour arriver à leurs fins ne leur pose pas vraiment problème.

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Nous avons dû passer à travers chaque point de contrôle, à raison d’une heure chacun. Chaque fois, j’ai essayé de négocier avec les usager·e·s de la route et les officiers sur le terrain; j’avais beau les implorer, leur expliquer l’état de mon épouse, personne ne bougeait. Des gens mourraient tous les jours en Irak; c’était un pays en guerre et, pour tous ces gens, la mort faisait partie de la vie.

Une infirmière m’a fait comprendre qu’elle ferait le travail en échange d’une compensation financière importante seulement.

On a finalement réussi à se rendre à l’hôpital. Il y avait beaucoup d’autres femmes dans le hall : des dizaines de futures mamans qui criaient à chaque contraction utérine. Certaines d’entre elles attendaient depuis des heures et l’équipe médicale espérait qu’elles donnent naissance de façon naturelle. Pour ma femme, c’était impossible. Son ventre était littéralement en passe d’exploser. Mais personne ne voulait l’entendre. Alors, nous sommes reparti·e·s.

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Il y avait un autre hôpital, un hôpital chrétien, assez proche de là où nous étions. Lorsque nous sommes arrivé·e·s là-bas, une infirmière m’a fait comprendre qu’elle ferait le travail en échange d’une compensation financière importante seulement. J’avais besoin d’agir rapidement, donc j’ai donné un peu d’argent. C’est comme ça que ça fonctionne, en Irak. Celle ou celui qui paie obtient ce qu’elle ou il veut. Au total, j’ai donné l’équivalent de 1000 $ (US) — plus d’un million de dinars irakiens — ce qui représentait la moitié de mon salaire mensuel. Pour mettre cette somme en perspective, en Irak, vous pouvez acheter assez de nourriture pour un mois avec l’équivalent de 200 $ (US).

Le bonheur avant le drame

Maryam a finalement accouché. Elle a donné naissance à des jumeaux. Un minuscule garçon et une petite fille. Mes premiers enfants. Prématuré·e·s, elle et il étaient très faibles et devaient être transféré·e·s dans un autre hôpital. Encore une fois, j’ai payé pour avoir accès à une ambulance appropriée. Mais celle à laquelle nous avons eu droit était un vieux tacot, avec une incroyable odeur de mort. Nous l’avons utilisée quand même : j’ai mis les deux bébés sur mes genoux et nous avons roulé jusqu’à un troisième hôpital. Elle et il sont resté·e·s là-bas pendant trois jours, occupant une chambre avec 50 autres enfants. Il n’y avait qu’une infirmière pour tous les surveiller.

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Une fois de plus, j’ai dû payer pour une chambre privée. Il n’y avait pas assez de personnel pour veiller sur mes enfants, donc je m’y suis collé. J’ai changé une couche pour la première fois de ma vie. Mes gestes étaient maladroits, mais je m’en fichais. Je regardais mon fils, avec sa peau toute blanche, ses cheveux blonds et châtains, ses petits yeux. J’écoutais l’adorable voix de ma petite fille, qui sonnait déjà aigüe et féminine. Ces précieux moments de tendresse avec mes bébés, c’était le calme avant la tempête.

Très vite, mon fils a commencé à faire des bruits bizarres quand il respirait. De son côté, ma fille a tourné au bleu : sa respiration s’est soudainement arrêtée. J’ai crié pour que quelqu’un vienne faire quelque chose. Une infirmière est arrivée et a commencé à appuyer sur sa poitrine. J’avais l’impression que mon propre cœur avait arrêté de battre pendant une minute. Quand ma fille s’est remise à respirer, j’ai mis une chaise devant leurs berceaux et j’ai regardé mes enfants pendant la nuit entière. Le lendemain matin, un docteur est venu nous voir. « Elle et il ont tous les deux une infection majeure dans la poitrine ». Apparemment, cette infection faisait suite à une négligence médicale au moment de leur naissance.

Ces précieux moments de tendresse avec mes bébés, c’était le calme avant la tempête.

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J’ai été mis dehors de l’hôpital quelques minutes après cela. Des contrôles étaient en cours et, en tant qu’homme, nous n’avions pas le droit de rester dans cette zone de l’hôpital. J’ai appelé ma mère afin qu’elle prenne ma place. Ma femme était toujours à l’hôpital, depuis l’accouchement. Je suis parti et suis resté dehors, en larmes. J’ai pleuré pendant des heures parce que je n’étais pas sûr de revoir mes enfants le lendemain. Et puis je suis rentré chez moi. J’ai dormi deux heures, je me suis réveillé au milieu de la nuit, j’ai appelé ma mère. Elle a dit : « ils vont bien et sont magnifiques ». Elle a raccroché. Une minute plus tard pourtant, mon garçon était parti. Et ma fille, eh bien, peut-être qu’elle ne voulait pas laisser son frère partir seul. Elle est morte juste après lui.

J’avais perdu des membres de ma famille avant, mais cette fois-ci, la peine était différente. Je n’ai pas seulement ressenti la douleur émotionnelle, c’était aussi une sensation physique. Je me sentais coupable parce que ces enfants étaient les miens et j’étais censé les protéger. Elle et il représentaient l’accomplissement de la famille que nous étions en train de créer avec ma femme. Quelques employé·e·s de l’hôpital m’ont dit que je pouvais mettre les enfants dans une boîte à chaussures et que je pouvais les enterrer. Mais je ne pouvais pas faire ça, et mon père s’en est chargé à ma place.

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C’est sans doute ça la vie : elle et il étaient âgé·e·s de deux jours, mais étaient né·e·s du mauvais côté de la barrière. Du côté de la guerre. Et à cause de cette guerre dont elle et il ne saura jamais rien, elle et il sont mort·e·s.

À ce moment-là, ma femme est revenue à la maison. Quand je suis allé la voir, avant que j’arrive à dire quoi que ce soit, un peu de lait coulait de sa poitrine. Elle m’a demandé : « est-ce que tu penses que mes enfants ont faim? »

Le quotidien

Après ça, chaque jour est devenu un combat pour Maryam. Elle était si déprimée. Mais nous avons lutté ensemble. Elle est retombée enceinte moins d’un an après, et cette fois-ci, j’étais préparé. J’avais réservé une place dans un hôpital spécifique. Un docteur londonien venait examiner Maryam et d’autres patient·e·s tous les mois. Nous avons eu une fille. Nous l’avons appelée Shams. Ça veut dire « soleil » en arabe.

Au même moment, j’ai commencé à travailler pour une compagnie italienne à Fallujah, une ville située à environ 70 kilomètres à l’ouest de Bagdad. J’avais besoin d’un travail qui me permettrait de rentrer tous les soirs à la maison pour aider ma femme à prendre soin de notre petite fille. Ce n’est pas facile de trouver un travail en Irak, mais quand on en a un, on ne peut pas le laisser partir parce que ce sont généralement des contrats à vie. Vous devenez un·e employé·e permanent et cela vous donne de nombreux avantages. Personne ne peut vous virer, mais c’est aussi très difficile de démissionner. Il y a énormément de paperasses impliquées.

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J’y ai travaillé deux ans. Mais la situation en Irak est devenue de plus en plus compliquée. L’AAH (Asaïb Ahl al-Haq, La Ligue des Justes), une milice chiite soutenue par l’Iran, prenait graduellement le contrôle de Bagdad. L’organisation, créée en 2006 et rendue légale par le gouvernement en 2010, contrôlait toute la capitale depuis 2013. Et elle avait tout : des armes, des véhicules, des permis. Elle avait surtout le pouvoir ultime — le pouvoir de vie ou de mort sur chacun·e des habitant·e·s de Bagdad.

J’ai donné mes clés de voiture à un ami et je n’ai jamais rien demandé par la suite.

Un jour, l’organisation m’a menacé personnellement parce que je travaillais à Fallujah. Fallujah est une ville sunnite, et cette milice combattait les Sunnites. Je suis moi-même un Sunnite vivant dans une ville contrôlée par des Chiites, et ils ont pensé que j’étais en train de les espionner.

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Quelques semaines plus tard, j’ai surpris des membres de cette milice placer une bombe dans mon quartier. Ils combattaient une autre milice. J’ai appelé les autorités pour les dénoncer; l’AAH l’a appris et très peu de temps après, l’un de ses membres m’a rendu visite, a pointé une arme à feu sur moi et a tiré. J’étais déjà en train de courir, donc je n’ai jamais su s’ils tiraient en l’air pour me faire peur, ou dans ma direction.

Les choses commençant à devenir réelles, nous avons essayé d’être pragmatiques. Maryam était de nouveau enceinte. Nous étions parents. Nous n’avions pas d’autre choix que de nous enfuir. Nous avons tout laissé derrière. J’ai donné mes clés de voiture à un ami et je n’ai jamais rien demandé par la suite. Nous avons pris de l’argent comptant, de l’or, nos passeports, et le 13 avril 2015, nous avons fui vers la Turquie.

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Mohamed Al Lami collabore aujourd’hui avec MEDIAFUGEES, qui offre une tribune aux réfugiés de la francophonie. La suite de son récit sera publiée mercredi prochain.

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