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Lettre au Québécois qui a peur de la chicane
Visiblement, Rabbii Rammal n’a rien perdu de sa fougue.
Lettre au Québécois qui a peur de la chicane
Ça faisait longtemps que Rabii Rammal ne nous avait pas écrit. On s’ennuyait. On lui a donc demandé de nous parler de nous, et de notre proverbiale crainte de la confrontation. V
TEXTE RABII RAMMAL
Paru dans le Spécial Nouveau Québécois du magazine URBANIA (en kiosque dès maintenant).
Cher Québécois,
J’espère que tu vas bien.
Je t’écris de Beyrouth, chez moi loin de chez moi.
Un policier est en train d’avertir un concitoyen qu’il ne peut pas laisser son auto là où elle est.
Il lui dit d’enlever son char, habibi.
Puis ils s’échangent des phrases. Puis ils se rapprochent. Puis ils se touchent.
« Juste deux minutes, habibi. »
Le fautif attendrit l’épaule du policier et le rassure en lui promettant que ça ne sera pas long.
Toucher un policier… T’imagines ça, habibi ?
L’agent et sa kalachnikov se laissent charmer. Ce serait un peu cave que l’obstination dure plus longtemps que la course.
Le Libanais va s’obstiner avec toi t’interrompre te corriger te dire ce qu’il pense même quand t’as pas demandé.
Le Libanais va s’énerver et s’impliquer et décharger son émotion. Il va se révéler et peut-être même te bousculer.
Mais le Libanais va toujours te tolérer.
Pas le choix. Faut écouter, faut être flexible. Tout le monde ici a ses valeurs rigides, mais personne ici n’a juste ça.
Ici, une rigidité absolue serait utopique. Trop de religions trop de valeurs trop d’Autres.
C’est petit. Tout le monde est empilé à la verticale parce que crisse y’a pas de place.
Pays 150 fois plus petit que notre Belle province.
Ça prend un pays vaste pour haïr son voisin.
Le Liban n’est pas vaste.
—
Je t’écris de Beyrouth, chez moi loin de chez moi.
Je t’avoue, je me sens étranger chez nous ici et étranger chez nous là-bas aussi. Peut-être que ma maison est dans l’espace.
Je te reconnais, cher Québécois, devant un café du chic quartier Saifi, à te forcer à parler un anglais cassé alors que c’est clairement l’arabe, ta langue de mémé.
Tu niaises qui avec ton monosourcil ?
Chuchoter un arabe gêné et crier un franglais carencé.
C’est cool l’anglais, hein ? Tu m’en reparleras quand y’auront ouvert un H&M et en bas et en face de chez toi. Comme ils ont fait chez moi.
Pardonne mon humeur, cher Québécois, il pleut aujourd’hui. J’ai envie de me pogner. Je sais je sais, t’aimes pas ça.
Ici tu n’évites pas le conflit. Tu le provoques, tu cries. Tu chauffes comme un dangereux idiot. T’as le sang toujours bouillant.
Mais t’écoutes.
Ici, si on avait demandé à avoir une conversation sur la discrimination, t’aurais pas dit non comme l’autre torchon.
Ici, tes politiciens ne survivraient pas. Je ne veux pas dire qu’ils sont mous, mais je ne trouve pas d’autre mot.
Je te vois à Beyrouth aussi, trouver ton Autre et l’ostraciser.
Je t’ai entendu d’ici, dire que dans tes cauchemars y’a un Africain qui sort de la chambre de ta fille.
Elle mouille plus en écoutant Jungle Fever qu’en se faisant mal charmer par un mâle bêta complexé, c’est normal.
J’aurais aimé t’emmener avec moi dans le sud du Liban, histoire que tu puisses t’inventer des problématiques plus originales qu’un Noir qui bouffe le cul de ta fille.
Drapeaux du Hezbollah tout le long de l’autoroute pour s’y rendre. Il s’est rien passé.
Je te vois ici, cher Québécois, en quête d’identité. Nationale et linguistique. Identité de région identité de quartier identité de rue identité de char.
Bonjour hi salam.
Je nous verrais coexister comme ici, cher Québécois ; une église collée à une mosquée, face à un immense sapin encore illuminé le 6 janvier.
Je te vois ici, cher Québécois, à te battre contre l’ombre de l’Autre, le Musulman, le Chiite, le Sunnite, le Chrétien, le Druze, le Syrien, le Palestinien.
Riches pauvres, tous les mégaphones condensés.
Ici aussi, il fait trop de bruit, l’individu qui beugle « voici qui nous sommes ».
Je te vois ici, cher Québécois, avec ta croix ou ton croissant. Je vois ton salon bleu. Je te vois prétendre ne plus croire aux superstitions mais quand même contourner l’échelle.
Je nous vois ici, à chercher le problème au lieu de chercher notre problème.
Je nous vois ici, cher Québécois, à tracer en pelletant vers l’extérieur les lignes d’une identité.
Dis-nous ce que t’es au lieu de nous rappeler à chaque fois ce que tu n’es pas.
Pognons-nous.
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