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Ramasser 300$ de bouffe dans les vidanges en quatre heures

Le dumpster diving pour réduire la facture de l'épicerie.

Par
Hugo Meunier
Hugo Meunier
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« J’aime ça, c’est une chasse aux trésors pour adultes! »

Mélissa* trépigne d’impatience en grimpant à bord de ma rutilante Kia Rondo. Elle balance plusieurs sacs vides sur la banquette arrière, de même qu’une échelle de secours achetée sur Amazon.

*prénom fictif.

Depuis près de dix ans, la jeune femme se nourrit dans les « vidanges ».

Épiceries indépendantes (les chaînes disposent de leurs restes dans des compacteurs ou ont des ententes avec des organismes), fruiteries, boulangeries, centres de distribution alimentaire : son circuit comprend les conteneurs des commerces de son quartier, ceux d’autres quartiers de la métropole et, même, de la banlieue.

Des adresses « payantes » découvertes au fil du temps qu’elle garde jalousement, sauf pour en faire profiter d’autres « ratons* » comme elle.

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« Environ 50 à 75% de mon garde-manger provient du dumpster. Mon manteau et ma balayeuse aussi. J’en fais presque tout le temps. Certains sortent le soir pour prendre un verre, moi j’en profite pour faire le tour des vidanges! », lance dans un éclat de rire cette sympathique ratonne, alors que nous nous mettons en route vers notre première destination.

*On désigne ainsi les dumpster divers. Sinon, les termes « déchétariens » et « opportunivores » sont acceptés.

Se nourrir, ça commence à coûter cher

Bon, vous me voyez venir avec mes maudites idées originales (ahhh Hugo, tu ne déçois donc jamais hihihi!), mais le plan est de suivre Mélissa dans le contexte de précarité ambiante.

Est-ce que l’inflation et la hausse de la facture d’épicerie riment avec une effervescence dans l’univers du dumpster diving? Est-ce qu’il y a de la nourriture pour tout le monde? Est-ce qu’il y a des risques pour la santé?

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Toutes ces réponses viendront au cours de la soirée, mais d’abord, on met le cap vers notre premier arrêt, le conteneur de la ruelle derrière une fruiterie du Mile-End. « Les commerçants issus de la communauté juive orthodoxe jettent beaucoup », constate Mélissa.

Par contre, si on peut déjà spoiler un premier constat, disons que le gaspillage semble généralisé.

À la fermeture des commerces, leurs conteneurs regorgent de produits invendus ou sur le bord d’être périmés, snobés dans le panier des clients pour des aliments plus frais. Tous ces produits demeurent de qualité et, en dix ans, Mélissa n’a jamais été malade.

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Pains frais du jour, fruits et légumes un peu fatigués, charcuterie fine à la veille de leur date de péremption, emballages abîmés dans la manutention, produits de trop en inventaire : au cours des prochaines heures, j’allais découvrir l’ampleur du gaspillage.

« Ici, je trouve du pain, des sandwiches et de la pizza. Là, tu peux avoir des pâtes et de la sauce, si t’es chanceux. Ah, si t’aimes les fleurs et les plantes, tu dois venir à cet endroit! Mon jardin intérieur provient entièrement du dumpster et je l’ai baptisé: ma forêt des mal-aimés. »

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En roulant sur la promenade Masson, Mélissa me fait faire une visite guidée de son circuit habituel. C’est fascinant, de l’entendre décrire une autre facette des commerces où j’ai moi-même mes habitudes.

Une facette à laquelle on accède seulement par les ruelles.

La piqûre grâce à un citron laid

Nous voilà justement dans celle avoisinant l’avenue du Parc dans le Mile-End, notre première escale. Avant d’aller fouiller les deux conteneurs derrière une fruiterie, Mélissa me détaille son parcours et m’offre au passage un cours de dumpster diving 101.

Pour elle, tout a commencé par le troc, il y a de cela près d’une décennie. En s’installant dans un logement crado de Centre-Sud, elle réalise avoir trop de stock pour l’espace disponible. Une amie lui suggère alors de « troquer » avec des gens dédiés à ce mode de vie.

C’est là qu’elle découvre une communauté soudée, plusieurs forums dédiés au dumpster diving (c’est d’ailleurs là que j’ai fait sa rencontre) et même, une carte en ligne munie d’une centaine d’adresses.

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Mélissa brise la glace dans le conteneur d’une fruiterie, un soir, en revenant du travail. Sa toute première récolte : un avocat, un poivron et un citron très laid. La piqûre est immédiate. « J’ai commencé avec trois-quatre spots proches de chez nous, avant de réaliser qu’on pouvait s’éloigner. Il y a une intelligence du dumpster qui se développe », explique-t-elle.

Les commerçants jouent aussi un rôle capital dans cet engrenage. Heureusement, plusieurs sont sensibles à la réalité des « ratons » et sont dumpsters friendly. Certains laissent même les produits jetés à portée de main ou emballés, à l’attention des dumpsters divers. « Ça peut être très payant, d’être poli avec les employés », admet Mélissa, qui a eu parfois maille à partir avec certains qui ont protesté contre sa présence dans leurs conteneurs.

« Mais il n’y a rien d’illégal, là-dedans. Au Canada, quelque chose qui est jeté devient une propriété publique. »

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Par contre, certains commerçants verrouillent leurs conteneurs à clé, parfois échaudés par le saccage causé par le passage de certains ratons bordéliques. « Ils s’exposent à des amendes, si c’est tout cochonné autour de leurs conteneurs », souligne Mélissa.

La forte majorité des ratons se comporte toutefois de manière exemplaire, se contentant de prendre ce dont ils ont besoin, pour ensuite laisser le reste aux suivants.

Sur une page Facebook de dumpster diving, plusieurs adeptes dénoncent l’attitude de certains commerçants, notamment en ce qui a trait au gaspillage. Selon Mélissa, le problème est toutefois beaucoup plus complexe.

« Je suis sensible au gaspillage, mais ça ne donne rien de leur lancer des roches. Il y a des efforts de sensibilisation à faire d’abord dans l’ensemble de la collectivité. »

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Devant la recrudescence de ratons croisés sur sa route et sur les forums, Mélissa est devenue une témoin de première ligne des conséquences de l’inflation. «Je le sentais encore plus l’an dernier, mais c’est clair que ça fait une différence sur mon portefeuille à la longue », reconnaît-elle, citant en exemple des boîtes de médicaments sans ordonnances trouvées récemment derrière une pharmacie, lui permettant d’en stocker pendant des mois. L’achat d’un congélateur est aussi envisagé pour conserver les aliments ramassés en trop grande quantité.

Sinon, Mélissa occupe un emploi stable, fait parallèlement des études et ne se consacre pas au dumpster diving pour survivre. « J’aime la bouffe et ici, c’est l’abondance. Je peux tomber sur du chocolat de qualité et des fromages fins à 15$ », résume-t-elle.

Dans un conteneur près de chez vous

Ça suffit, le blabla, passons aux choses sérieuses.

Mélissa extirpe la lampe frontale de son sac, avant de se diriger vers les deux conteneurs situés à l’arrière de notre première destination. Dans la ruelle, on croise des hommes vêtus du Bekeshe porté traditionnellement par la communauté hassidique, indifférents à notre expédition alimentaire.

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Notre amie ratonne soulève le couvercle, fronce les sourcils. « C’est juste du kale, et il est trop gelé ». En fouillant un peu, elle finit par trouver une pinte de lait dans un sac en plastique. «Probablement qu’elle coule un peu, rien de grave », indique-t-elle en la mettant dans son sac.

Dans la même ruelle, un deuxième arrêt s’avère plus payant : un avocat, deux poivrons, une caisse de gingembre et de la salade de jalapeños. Mélissa continue de palper les sacs poubelle. L’expérience semble lui avoir conféré un sixième sens. « Oh! Je pense qu’on nous a laissé une surprise, ici! », s’enthousiasme-t-elle en découvrant quatre paquets de pois chiches (parfaits, pour une végétarienne), un gros sac de pois cassés jaunes, plusieurs oignons français et une mangue un peu molle. En retrait, un employé semble se demander ce qu’on fabrique dans ses poubelles, sans toutefois intervenir.

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De l’autre côté de la ruelle, Mélissa ramasse quelques bagels frais du jour qui sentent encore bon, malgré le froid ambiant.

On reprend la route vers un centre de distribution de Saint-Léonard, où Mélissa a aussi ses habitudes. Il paraîtrait qu’on y retrouve des pains et fromages de qualité. Une neige ouateuse tombe du ciel, on croise plusieurs déneigeuses en chemin.

Les conteneurs s’élèvent discrètement entre deux rangées de poids lourds. mélissa s’engouffre dans les bennes en métal, en taponnant les sacs à portée de main. La pêche s’avère peu fructueuse et mélissa ne récolte qu’un pain multigrain et un gros pot de kimchi valant une quinzaine de dollars.

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C’est mieux que rien, tranche Mélissa, avant de mettre notre GPS en direction de Saint-Janvier, dans les BassesLaurentides. Un secret bien gardé. « C’est un super spot entre moi, moi et moi. C’est un ami de la Rive-Nord qui m’en avait parlé. Depuis, je viens régulièrement », explique Mélissa.

Au bout d’une quarantaine de minutes, on se gare derrière l’immense conteneur d’un centre de distribution alimentaire, à un jet de pierre de l’autoroute 15. Ma camarade sort l’échelle pour grimper à l’intérieur du conteneur. « Holy mother of cheese! », s’exclame-t-elle, victorieuse.

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Le monticule de sacs à ordure regorge de fromages à 15$ périmés depuis un jour à peine, de charcuteries fines et de fruits et légumes de bonne qualité. Le jackpot, bref. « Je vais avoir du fromage pendant des semaines, je vais en donner », promet Mélissa, qui remplit deux gros sacs en moins de deux. On aurait pu remplir au moins dix sacs, mais inutile d’exagérer.

Les fruits du dumpster diving

Il est presque minuit, on fait un dernier arrêt dans la ruelle d’une boulangerie de la rue Masson, proche de chez moi.

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On complète rapidement notre épicerie avec des baguettes, quelques miches et des viennoiseries. « C’est une grosse collecte, ce soir! », résume Mélissa, en mordant dans un pain au chocolat réfrigéré naturellement par le mois de janvier.

Je dépose Mélissa, en l’aidant à transporter son épicerie jusqu’à sa porte.

J’avoue qu’à l’heure où l’on se saigne pour se payer des aliments de base, l’ampleur de notre récolte est saisissante.

En l’espace de quatre heures, Mélissa estime avoir ramassé environ 300$ de bouffe, dont une dizaine de paquets de fromage gouda à 12 $ chacun.

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Je la quitte un peu sonné de constater que les conteneurs de nos commerces de quartier pourraient gratuitement nourrir un paquet de monde.

Et que tout ça finit dans les poubelles, sauf si les ratons viennent se servir avant.

Est-ce que je le ferais? Pas certain.

Au-delà d’une question d’argent et de précarité, ça prend aussi des convictions et la volonté de faire sa part pour contrer le gaspillage alimentaire.

Et, bon, avouons que ça prend aussi de la motivation pour s’élancer dans des conteneurs à ordures avec une échelle et une lampe frontale.