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Quoi regarder en fin de semaine : « Les chambres rouges »
Quand j’étais ado, le Québec trippait beaucoup trop sur Victor-Lévy Beaulieu.
Rien contre le monsieur ou son œuvre, mais la télé et le cinéma québécois étaient imprégnés de son esthétique et de ses sensibilités thématiques. La quintessence de l’art québécois, c’était la saga familiale en région.
La série télé Sous Un Ciel Variable me vient à l’esprit. Pas du tout écrite par VLB (elle aurait très bien pu l’être), cette série qui mettait en scène les papotages soporifiques d’une petite ville des Cantons-de-l’Est a vécu pendant cinq saisons. C’était une époque. Faut pas chercher à comprendre.
Ça a pris du temps (et un nombre incalculable de maladresses) avant qu’on montre un peu d’ambition en racontant des récits capables de rejoindre d’autres personnes que juste nous-mêmes. Des récits intelligents qui bousculent les idées reçues et qui dérangent ceux et celles qui croient avoir compris comment le monde fonctionne. Denis Villeneuve, Jean-Marc Vallée et Xavier Dolan ont été précurseurs dans ce domaine, mais depuis quelques années, de nouveaux talents comme Sophie Dupuis et Patrice Laliberté redéfinissent les limites de ce dont le cinéma québécois est capable.
Il faut dorénavant ajouter le nom de Pascal Plante à cette liste. Son dernier long-métrage Les Chambres Rouges a tout raflé au festival Fantasia cet été et sort en salle aujourd’hui. C’est un film digne de Nicolas Winding-Refn, Olivier Assayas et d’autres grandes pointures du cinéma subversif du XXIe siècle. Mes respects aux autrices de Sous Un Ciel Variable, mais on est rendus ailleurs et c’est tant mieux!
L’obsession comme outil et arme
Les Chambres Rouges raconte l’histoire de Kelly-Ann (jouée par une magistrale Juliette Gariépy), une jeune mannequin dont la vie semble rodée au quart de tour. Elle fait de l’argent, elle connaît du succès sur le plan professionnel, mais le seul hic, c’est qu’elle est obsédée par le procès du tueur sanguinaire Ludovic Chevalier (Maxwell McCabe-Lokos) au point d’en dormir devant le palais de justice afin d’avoir une place chaque jour en salle d’audience.
Chevalier est accusé d’avoir violé, assassiné et dépecé trois adolescentes puis d’avoir diffusé ses crimes sur Internet. Un chic type.
Ce qui est bien à propos des Chambres Rouges, c’est qu’il ne s’agit pas exactement de l’histoire de Chevalier ni même de celle de son crime, mais bel et bien de l’obsession morbide de Kelly-Anne avec cette série de meurtres d’une violence et d’une perversité inimaginables.
Kelly-Anne mène une existence désincarnée. Elle vit en ligne comme mannequin anonyme sur les sites de vêtements haute gamme, dans les salons de poker ou sur le web profond. Cependant, à aucun moment le scénario de Pascale Plante ne la juge ou la condamne d’être ce qu’elle est. Kelly-Anne ne serait pas heureuse avec un chum, deux enfants et un bungalow à Saint-Bruno-de-Montarville. Ce n’est simplement pas son ADN. Elle est singulière, mais pas nécessairement malheureuse ou mésadaptée.
Cette obsession pour les crimes de Ludovic Chevalier donne non seulement un sens à sa vie, mais lui donne une aussi une influence sur le réel. Dominante et compétitive, elle y voit une façon de faire sa marque sur le monde. D’exister dans la vie des autres. Ce regard que pose Pascal Plante sur l’hyperconnectivité, la vie moderne et la définition du succès au XXIe siècle soulève des questions sans suggérer de réponses. Tous les spectateurs jugeront Kelly-Anne à travers leur propre prisme moral, mais tout le monde reconnaîtra un peu de soi en elle.
Faire beaucoup avec très peu
Il n’y a pas à dire, Les Chambres Rouges est un plaisir de cinéphile.
Ce que je veux dire par là, c’est qu’il y a une catégorie de gens qui vont en sortir et affirmer à qui veut bien l’entendre : « Meuh, c’tait plate ce film-là. Y s’passe rien! »
On ne peut pas plaire à tout le monde et Pascal Plante n’essaie définitivement pas de charmer le plus grand public possible avec ce long métrage tout en détails et nuances ,malgré la nature grotesque et hyper violente de l’intrigue.
L’isolement quasi-monastique de Kelly-Anne est exprimé d’une manière qui frappe directement l’auditoire. Que ce soit par la bande sonore orchestrale (mais très contemporaine) de Dominique Plante remplissant les silences avec une ambiguïté émotionnelle calquée sur celle de la protagoniste ou simplement par le bruit des souliers de cette dernière qui crissent contre le plancher lorsqu’elle s’entraîne seule dans son condo vide; la solitude et la déconnexion émotionnelle hantent l’histoire de Kelly-Anne comme elle hante celle des autres personnages.
Beaucoup de scènes enlevantes n’ont que très peu, voire pas de dialogues.
Dans plusieurs séquences silencieuses, Juliette Gariépy ne fait que pianoter sur son ordinateur, révélant à travers des changements de regards ou d’expressions faciales un monde intérieur jamais vraiment révélé, mais dont l’importance est cruciale au récit. La plupart des films déraillent au moment où ils essaient d’expliquer les motivations de leurs personnages, mais Les Chambres Rouges garde le voile et nous laisse spéculer jusqu’à la toute fin.
Le film repose beaucoup sur son langage non verbal de Juliette Gariépy et la jeune femme livre la marchandise. Sa performance ne laissera personne indifférent. Le téléphone de son agent risque de sonner sans arrêt d’ici la fin 2023.
Les Chambres Rouges est en salle dès aujourd’hui. C’est le film le plus excitant au cinéma actuellement. Si vous avez sorti Barbie et/ou Oppenheimer de votre système, allez-y sans même vous questionner. On a une œuvre ici qui rivalise avec les films de David Fincher ou avec certaines parutions plus corsées d’Olivier Assayas, comme Demonlover, et il y a de quoi être fiers.